Accueil > Histoires de serpents > Dans les peaux du serpent
Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, José Corti 1948, chapitre VIII, 3 ( p 262-263)
Depuis
les premiers naturalistes antiques, les ophidiens sont l'objet d'un
discours scientifique toujours plus précis et diversifié, sans pour
autant cesser d'être le support de représentations imaginaires et
symboliques. Certaines de leurs caractéristiques biologiques, comme la
motricité ou la morsure venimeuse, fascinent et cristallisent les
fantasmes. Le serpent constitue ainsi une source inépuisable
d'observation et d'inspiration pour le savant comme pour l'écrivain :
capable de donner la mort, il se présente sous des aspects
polymorphes, et s'apparente parfois aux animaux extraordinaires, hydres
ou dragons.
Cette partie de l'anthologie, qui juxtapose des extraits de textes scientifiques et littéraires, présente successivement divers aspects du serpent liés à son aspect, sa forme et son comportement:
Bernard Germain de Lacépède, « Discours sur la nature des serpents » Histoire naturelle de Lacepède comprenant les cétacés, les quadrupèdes ovipares, les serpents et les poissons, Adolphe Deros et comp. Editeurs, Bruxelles, 1833, (p. 298). Localisation de l'exemplaire : Harvard College Library
Léonard de Vinci, Les Carnets, chapitre XLIII, texte traduit par Louise Servicen,
Gallimard, coll. Tel, Paris, 1987, (p. 387)
Aristote, Histoire des Animaux, tome III, livre 8, § 28, texte traduit par Pierre Louis, Les Belles Lettres, coll. des Universités de France, Paris, 1969 (p. 58).
Pline, Histoire naturelle, Livre VIII, § 35, texte traduit par A. Ernout, Les Belles Lettres, coll. des Universités de France, Paris, 1952 (p. 35).
Aristote, Histoire des Animaux, tome II, livre 5, § 34, texte traduit par Pierre Louis, Les Belles Lettres, coll. des Universités de France, Paris, 1968 (p. 61).
Il
existe, en outre, une autre espèce d'œufs en grand renom dans les
Gaules et dont les Grecs n'ont pas parlé. Des serpents s'entrelacent en
grand nombre ; avec leur bave et l'écume de leurs corps ils façonnent
une sorte de boule appelée « urinum ». Les druides disent que cette
façon d'œuf est projetée en l'air par le sifflement des serpents, et
qu'il faut la rattraper dans un manteau sans lui laisser toucher terre ;
que celui qui s'en est emparé doit s'enfuir à cheval, car les serpents
le poursuivent jusqu'à ce qu'ils soient arrêtés par l'obstacle d'une
rivière.
Pline, Histoire naturelle, Livre XXIX, § 52, texte traduit par A. Ernout, Les Belles Lettres, coll. des Universités de France, Paris, 1962 (p. 37).
Le Triscale.
Les couleurs dont brillent à nos yeux les plus belles fleurs qui
décorent nos parterres, ne sont peut-être ni plus vives ni plus variées
que celles qui parent la robe d'un grand nombre de serpents: voici une
de ces couleuvres dont les teintes sont distribuées de la manière la
plus agréable. (...) On voit s'étendre sur son dos, dont la couleur est
d'un vert de mer, quatre raies rousses qui doivent paraître dorées
lorsque l'animal est en vie, et qu'il est exposé aux rayons du soleil.
(...)
Bernard Germain de Lacépède, Histoire naturelle de Lacepède comprenant les cétacés, les quadrupèdes ovipares, les serpents et les poissons, Adolphe Deros et comp. éditeurs Bruxelles, 1833 (p. 556, 575). Localisation : Harvard College Library.
Un
jeune bûcheron marchait dans la forêt. (...) Un serpent traversa le
sentier, à trois pas devant lui. Il était énorme. Son corps était rouge
et vert. Le garçon s'avança, leva sa hache, le trancha en deux et reprit
son chemin sous les arbres. De la tête du serpent mort une fille
sortit. Du corps rouge et vert naquit un homme. Il parut étonné de se
trouver au monde. La fille courut après le jeune bûcheron, mit la main
dans la sienne et lui fit l'œil de miel. L'autre la trouva belle. Il la
prit donc pour femme. On l'appela Ti-Tête. L'homme né du corps rouge et
vert fut appelé Ti-Corps. Il s'en alla tout seul.
Ti-Tête fut heureuse avec son bûcheron. Ils eurent huit enfants. Après dix-neuf années naquirent vingt petits-fils. Après vingt-cinq années, vingt petites-filles. Ti-Tête en fut très fière.
Donc, en ces temps anciens, Ti-Tête était grand-mère et Ti-Corps la cherchait partout dans le pays. (...)
Un soir, (...) quelqu'un lui dit :
- Elle a eu huit enfants. Ses petits-enfants
peuplent notre village. Je suis le quarantième. Ma grand-mère est la plus aimée des femmes en ce monde.
Ti-Corps entra dans ce village. Sous l'arbre de la place il s'assit et se mit à chanter. C'était un chant inconnu des hommes, même des plus anciens. Tous l'écoutèrent, les femmes, les enfants, et les oiseaux aussi, dans les feuillages. Même les chiens se turent. Ti-Tête, dans sa maison, s'enfonça du coton mouillé dans les oreilles. (...)
Toute la nuit, Ti-Corps chanta. Quand le jour se leva, il se tut au milieu d'une phrase. L'assemblée écouta le silence du petit matin. Alors une autre voix, limpide, haute, ferme, reprit le chant perdu dans l'aube naissante.
- Grand-mère, dit l'enfant dans la maison ouverte, qui t'a appris ces mots ? Je ne les comprends pas.( ...)
Ti-Tête ne répondit rien. Elle sortit devant sa porte et s'avança vers la place, sans cesser de chanter. Alors Ti-Corps se leva et tous deux
s'en allèrent dans la brousse. Personne n'osa les suivre. Quand ils furent à l'abri de tout regard ils se couchèrent sur la terre et ne furent plus Ti-Tête ni Ti-Corps mais un seul serpent rouge et vert qui disparut dans le secret des herbes.
Il en fut ainsi. Et rien n'aurait pu faire qu'il en fût autrement. Car aussi éloignés que soient les êtres, aucun obstacle ne peut les séparer pour toujours, s'ils sont faits pour aller ensemble dans le secret des herbes.
Henri Gougaud, Contes d'Afrique, Seuil Jeunesse, coll. Romans illustrés Jeunesse, Paris, 2000 (pp. 61-64).
Le Serpent a deux parties
Du genre humain ennemies,
Tête et Queue ; et toutes deux
Ont acquis un nom fameux
Auprès des Parques cruelles ;
Si bien qu'autrefois entre elles
Il survint de grands débats
Pour le pas.
La Tête avait toujours marché devant la Queue.
La Queue au Ciel se plaignit,
Et lui dit :
Je fais mainte et mainte lieue,
Comme il plaît à celle-ci.
Croit-elle que toujours j'en veuille user ainsi ?
Je suis son humble servante.
On m'a faite, Dieu merci,
Sa sœur, et non sa suivante.
Toutes deux de même sang,
Traitez-nous de même sorte :
Aussi bien qu'elle je porte
Un poison prompt et puissant.
Enfin voilà ma requête :
C'est à vous de commander ;
Qu'on me laisse précéder
A mon tour ma sœur la Tête.
Je la conduirai si bien,
Qu'on ne se plaindra de rien.
Le Ciel eut pour ces vœux une bonté cruelle.
Souvent sa complaisance a de méchants effets.
Il devrait être sourd aux aveugles souhaits.
Il ne le fut pas lors : la guide nouvelle,
Qui ne voyait au grand jour
Pas plus clair que dans un four,
Donnait tantôt contre un marbre,
Contre un passant, contre un arbre.
Droit aux ondes du Styx elle mena sa sœur.
Malheureux les États tombés dans son erreur.
Jean de La Fontaine, Oeuvres complètes 1, Fables, contes et nouvelles, livre VII, fable XVI, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1991, pp. 281-282.
(...) Et maintenant, voici la danse... La Danse de la Faim de Kaa. Restez tranquilles et regardez !
Il
se lova deux ou trois fois en un grand cercle, agitant sa tête de
droite et de gauche d'un mouvement de navette. Puis il se mit à faire
des boucles et des huit avec son corps, des triangles visqueux qui se
fondaient en carrés mous, en pentagones, en tertres mouvants, tout cela
sans se hâter, sans jamais interrompre le sourd bourdonnement de sa
chanson. La nuit se faisait de plus en plus noire ; bientôt, on ne
distingua plus la lente et changeante oscillation du corps, mais on
continuait d'entendre le bruissement des écailles.
Baloo et Bagheera
se tenaient immobiles comme des pierres, des grondements au fond de la
gorge, le cou hérissé, et Mowgli regardait, tout surpris.
Bandar-log, dit enfin la voix de Kaa, pouvez-vous bouger mains ou pieds sans mon ordre ? Parlez !
Sans ton ordre, nous ne pouvons bouger pieds ni mains, ô Kaa !
Bien ! Approchez d'un pas plus près de moi.
Les rangs des singes, irrésistiblement, ondulèrent en avant, et Baloo et Bagheera firent avec eux un pas raide.
Plus près ! siffla Kaa.
Et tous entrèrent en mouvement de nouveau.
Kipling, Le Livre de la jungle, traduction de Louis Fabulet et Robert d'Humières, (Société du) Mercure de France, Paris, 1969 (p. 62).
La
Danse-des-Amours-Secrets, appelée aussi la Grande-Confession-des-Femmes,
n'avait lieu que très rarement, après qu'un mari jaloux l'eut demandé.
Aucune femme n'osait mentir à cette occasion. A la nuit tombée, les
hommes s'assirent donc en cercle autour d'un feu et les tambours
résonnèrent. Le sorcier cria: « Dansez, femmes ! Montrez-nous qui sont
vos amants ! »
Chaque femme s'était habillée ou peinte de manière à
ressembler à son amant. Elle adoptait aussi sa démarche afin que les
hommes puissent le reconnaître. Les époux malchanceux riaient alors avec
les amants fortunés, car la Danse-des-Amours-Secrets ne devait à
aucun prix susciter jalousie ou rancœur. Les danses commencèrent...
Vint
le tour de Visage-d'Ombre : au milieu du cercle, elle ôta la couverture
qui la recouvrait et apparut nue. Elle avait enduit son corps de
peinture jaune parsemée de petits points noirs. Son mari se demanda : «
Quel guerrier revêt donc ces couleurs quand il part chasser ou faire la
guerre? ». Aucun homme ne réussissait à trouver.
Visage-d'Ombre
s'allongea par terre. Elle émit un sifflement aigu, sa langue pointa
entre ses dents ; puis elle se mit à ramper. Un spectateur s'écria alors
: « Elle imite le serpent! Son amant est le serpent jaune moucheté de
noir!!! ». La foule des spectateurs, épouvantée, voulut l'attraper. Mais
Oreille-d'Ours les devança, jeta la couverture sur les épaules de sa
compagne et la ramena dans sa tente pour l'interroger.
Aucun homme de
ta tribu ne m'a touchée, répondit Visage-d'Ombre. Mon unique amant est
Génie-des-Serpents, et mon fils est son fils.
Après le départ de Visage-d'Ombre, le guerrier éleva seul le fils du Serpent dont les pouvoirs extraordinaires assuraient une vie heureuse à la tribu. Devenu un homme, celui-ci quitta les Piegan, leur promettant sa protection contre le respect des serpents par les hommes.
D'après William Camus (alias Ka-Be-Mub-Be), Mille ans de contes indiens d'Amérique du Nord, Editions Milan, Paris, 1996, (pp. 121-129).
La
lourde tapisserie trembla, et par-dessus la corde qui la supportait, la
tête du python apparut. Il descendit lentement, comme une goutte d'eau
qui coule le long d'un mur, rampa entre les étoffes épandues, puis, la
queue collée contre le sol, il se leva tout droit ; et ses yeux, plus
brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô.
L'horreur
du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d'abord hésiter. Mais elle se
rappela les ordres de Schahabarim, elle s'avança ; le python se
rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il lui
laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les
deux bouts traînent jusqu'à terre. Salammbô l'entoura autour de ses
flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire,
elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu'au bord de ses
dents, et fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de
la lune. La blanche lumière semblait l'envelopper d'un brouillard
d'argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des
étoiles palpitaient dans la profondeur de l'eau ; il serrait contre elle
ses noirs anneaux tigrés de plaques d'or. Salammbô haletait sous ce
poids trop lourd, ses reins pliaient, elle se sentait mourir ; et du
bout de sa queue, il lui battait la cuisse tout doucement ; puis la
musique se taisant, il retomba.
Gustave Flaubert, Salammbô, « Le serpent » (X), dans Oeuvres, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1936 (p. 912).
E.T.A. Hoffmann, « La Fille couleuvre », Contes nocturnes, Editions Slatkine, Paris, 1980.
Marcel Aymé, La Vouivre, dans uvres romanesques complètes (III), Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléaide, Paris, 2001, p. 531.
Ali Madran, le roi du Cachemire, a rencontré par hasard une très belle jeune femme, disant venir de Chine, dont il est tombé amoureux et a fait sa favorite. Un maître yogi, qui connaissait bien le roi et était passé pour le voir, s'aperçoit que ce dernier dépérit et est malheureux. A cette situation, le vieux sage a peut-être une explication : la nature véritable de la belle jeune femme.
Mais si c'était une lamia ? interrogea le maître yogi.
Une quoi ?! s'exclama, le roi très surpris.
Une
lamia : une femme-serpent. Les serpents peuvent vivre très, très vieux.
Et quand ils dépassent l'âge de deux cents ans, ils peuvent revêtir
n'importe quelle apparence. Cependant, comme leurs forces vitales
déclinent, ils doivent s'approprier celles d'un autre être, si possible
celles d'un homme dans la force de l'âge. Alors, les serpents décadents
se métamorphosent en de très belles jeunes femmes.
Après le dîner,
alors que le roi faisait semblant de dormir à ses côtés, assoiffée par
la nourriture trop salée qu'il lui avait fait préparer sur les conseils
du yogi, la favorite sortit chercher à boire. Mais le roi suivit ses
faits et gestes par la fenêtre. Et faillit pousser un hurlement. La
belle avait disparu. A sa place, un serpent repoussant s'étirait sur
l'herbe : un cobra décati, tout ridé et dégoulinant de bave, qui
s'abreuvait à la fontaine.
Lorsque la nuit laissa place au jour, Ali Madran retourna dans sa couche. Peu après, la belle vint s'y glisser elle aussi.
Le serpent une fois démasqué, le vieux yogi propose un plan au roi pour s'en débarrasser.
Lors
de la dernière soirée qu'ils devaient passer ensemble, le roi chercha à
faire parler sa compagne de son passé à la cour chinoise. Mais elle
esquiva les questions, le regardant sans ciller à travers ses yeux
mi-clos ; son regard se fit tranchant, comme une pointe de flèche acérée
enduite de poison mortel. Le roi se remémora alors sa façon d'onduler
en dansant, ses mains toujours glacées...
Le lendemain, il mit le
plan du vieux sage à exécution. Il fit donc construire un grand four
dans un coin du jardin, dans lequel devrait brûler la femme-serpent.
Quelques
jours plus tard, lors d'un déjeuner sur l'herbe, il poussa par surprise
la lamia dans le feu et cadenassa la porte du four. Elle s'agita
violemment, faisant tanguer le four de part et d'autre, se débattant
avec des soubresauts désespérés.
D'après Béatrice Tanaka, Contes de l'Inde. Serpents et merveilles, Syros, Paris, 2002.
Jamais il ne transmua deux natures face à face
de façon telle que les deux formes fussent en mesure d'échanger leur substance.
Ils
se correspondirent en suivant une loi qui fit que le serpent fendit sa
queue en fourche et que le blessé joignit ses pieds ensemble.
Jambes et cuisses s'unirent entre elles
si bien que leur jointure en peu de temps
n'était plus visible par aucun signe.
La queue fendue en deux prenait la forme
qui se perdait ailleurs ; sa peau
devenait molle, et l'autre durcissait.
Je vis les bras rentrés dans les aisselles,
et les deux pieds de l'animal, qui étaient courts,
s'allonger d'autant que les bras se rentraient.
Puis les pieds de derrière, tordus ensemble,
devinrent le membre que l'homme cache ;
du sien le malheureux tira deux pattes.
Tandis que la fumée les voile tous les deux
d'une couleur nouvelle, faisant pousser des poils
sur la peau de l'un, épilant l'autre,
l'un se leva, l'autre tomba à terre,
sans jamais détourner leurs regards impies
sous lesquels ils changeaient de museau.
L'homme dressé le tira vers les tempes,
et de ce qui vint en excès de matière
les oreilles sortirent de ses joues aplaties :
le surplus qui resta par devant
forma un nez sur le visage
et gonfla les lèvres autant qu'il fallait.
Le gisant amène son museau vers l'avant
et retire ses oreilles dans la tête,
comme fait la limace avec ses cornes ;
sa langue, auparavant unie
prête à parler, se fend, tandis que la fourche
se referme chez l'autre, et la fumée cesse.
L'âme qui était devenue bête s'enfuit en sifflant par la vallée et l'autre derrière elle crache en parlant.
Dante, chant XXV, (79-138) La Divine Comédie, « L'Enfer », traduction de Jacqueline Risset, La divine comédie, L'enfer, Flammarion, Paris, 1985 (pp. 233-235).