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Dans les peaux du serpent

Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos

Le serpent est un des archétypes les plus importants de l'âme humaine. Il est le plus terrestre des animaux.  C'est vraiment la racine animalisée et, dans l'ordre des images, il est le trait d'union entre le règne végétal et le règne animal (...).

Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, José Corti 1948, chapitre VIII, 3 ( p 262-263)

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Depuis les premiers naturalistes antiques, les ophidiens sont l'objet d'un discours scientifique toujours plus précis et diversifié, sans pour autant cesser d'être le support de représentations imaginaires et symboliques. Certaines de leurs caractéristiques biologiques, comme la motricité ou la morsure venimeuse, fascinent et cristallisent les fantasmes.  Le serpent constitue ainsi une source inépuisable d'observation et d'inspiration pour le savant comme pour l'écrivain : capable de donner la mort, il se présente sous des aspects  polymorphes, et s'apparente parfois aux animaux extraordinaires, hydres ou dragons.

Cette partie de l'anthologie, qui juxtapose des extraits de textes scientifiques et littéraires,  présente successivement  divers aspects du serpent liés à son aspect, sa forme et son comportement:

- bestiaires
- le chemin du serpent - ou l'animal-ligne
- danses
- mues et métamorphoses

Bestiaires



Les textes des premiers naturalistes, comme Aristote (384-322) ou Pline (23-79), proposent souvent un discours assez généraliste sur les reptiles, alternant entre l'examen scientifique et le récit d'anecdotes légendaires. L'identification systématique des espèces, à partir du XVIIè siècle, permet d'affiner la description des serpents : c'est le cas dans l'ouvrage de Lacépède, collaborateur de Buffon, où pour la première fois une grande attention est portée aux différentes robes de l'animal.
 
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Bernard Germain de Lacépède, Histoire naturelle

A la suite des nombreuses espèces des Quadrupèdes et des Oiseaux, se présente l'ordre des Serpents; ordre remarquable en ce qu'au premier coup d'œil les animaux qui le composent paraissent privés de tout moyen de se mouvoir, et uniquement destinés à vivre sur la place où le hasard les fait naître. Peu d'animaux, cependant, ont les mouvements aussi prompts et se transportent avec autant de vitesse que le serpent; il égale presque, par sa rapidité, une flèche tirée par un bras vigoureux, lorsqu'il s'élance sur sa proie ou qu'il fuit devant son ennemi: chacune de ses parties devient alors comme un ressort qui se débande avec violence; il semble ne toucher à la terre que pour en rejaillir et, pour ainsi dire, sans cesse repoussé par les corps sur lesquels il s'appuie, on dirait qu'il nage au milieu de l'air en rasant la surface du terrain qu'il parcourt. S'il veut s'élever encore davantage, il le dispute à plusieurs espèces d'oiseaux, par la facilité avec laquelle il parvient jusqu'au plus haut des arbres, autour desquels il roule et déroule son corps avec tant de promptitude, que l'œil peine à le suivre (...).

Bernard Germain de Lacépède, « Discours sur la nature des serpents » Histoire naturelle de Lacepède comprenant les cétacés, les quadrupèdes ovipares, les serpents et les poissons, Adolphe Deros et comp. Editeurs, Bruxelles, 1833, (p. 298). Localisation de l'exemplaire : Harvard College Library

Léonard de Vinci, Les Carnets


Le boa. C'est un grand serpent qui s'enroule autour des jambes de la vache de façon à l'immobiliser, puis la tette au point de presque la tarir. Un de cette espèce fut tué sur le mont du Vatican, du temps de l'empereur Claude. On trouva dans son corps un enfant entier qu'il avait avalé.

Léonard de Vinci, Les Carnets, chapitre XLIII, texte traduit par Louise Servicen,
Gallimard, coll. Tel, Paris, 1987, (p. 387)src="medias/photo/img_1225358176287.jpg"

Aristote, Histoire des animaux


En Lybie, la taille des serpents est énorme, à ce qu'on dit. En effet, certains navigateurs prétendent avoir déjà vu des os de nombreux bovins, qui avaient toute l'apparence d'avoir été rongés par des serpents : et de fait, comme ils gagnaient le large, ces serpents poursuivirent rapidement les trirèmes, et firent tomber à l'eau quelques marins dont ils avaient fait chavirer la trirème.

Aristote, Histoire des Animaux, tome III, livre 8, § 28, texte traduit par Pierre Louis, Les Belles Lettres, coll. des Universités de France, Paris, 1969 (p. 58).

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Pline l'ancien, Histoire naturelle


L'Ethiopie produit aussi des serpents pareils à ceux de l'Inde ; ils ont vingt coudées. Seulement je ne sais pas pourquoi Juba a cru qu'ils avaient des crêtes. On appelle Asachéens les Ethiopiens chez qui on les trouve en plus grand nombre. On rapporte que sur les côtes de ce pays, ces serpents s'enlacent par quatre ou cinq, en forme de claies, et, que, tête dressée, faisant ainsi dire voile, ils se laissent porter par les flots vers l'Arabie, pour y trouver meilleure nourriture.

Pline, Histoire naturelle, Livre VIII, § 35, texte traduit par A. Ernout, Les Belles Lettres, coll. des Universités de France, Paris, 1952 (p. 35).

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Aristote, Histoire des Animaux


Les autres serpents sont ovipares extérieurement ; leurs œufs sont reliés les uns aux autres et ressemblent aux colliers des femmes. Lorsque la femelle a pondu ses œufs dans la terre, elle les couve. Ils éclosent (...) l'année suivante.

Aristote, Histoire des Animaux, tome II, livre 5, § 34, texte traduit par Pierre Louis, Les Belles Lettres, coll. des Universités de France, Paris, 1968 (p. 61).

Pline l'ancien, Histoire naturelle


Joannes Jonstonus, Historiae Naturalis de Serpentibus, livre II, 1658.Il existe, en outre, une autre espèce d'œufs en grand renom dans les Gaules et dont les Grecs n'ont pas parlé. Des serpents s'entrelacent en grand nombre ; avec leur bave et l'écume de leurs corps ils façonnent une sorte de boule appelée « urinum ». Les druides disent que cette façon d'œuf est projetée en l'air par le sifflement des serpents, et qu'il faut la rattraper dans un manteau sans lui laisser toucher terre ; que celui qui s'en est emparé doit s'enfuir à cheval, car les serpents le poursuivent jusqu'à ce qu'ils soient arrêtés par l'obstacle d'une rivière.

Pline, Histoire naturelle, Livre XXIX, § 52, texte traduit par A. Ernout, Les Belles Lettres, coll. des Universités de France, Paris, 1962 (p. 37).

Jean de Léry. Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil.


Dans ce récit publié en  1578, l'un des premiers voyageurs occidentaux au nouveau-Monde décrit les moeurs des Tououpinambaoults, chez qui il a vécu.

Ils mangent au semblable des serpens gros comme le bras, et longs d'une aune de Paris : et même j'ai vu les Sauvages en traîner et apporter (...) lesquels encore tous  en vie ils jettaient au milieu de leurs maisons parmi leurs femmes, et enfants, qui au lieu d'en avoir peur les maniaient à pleines mains. Ils apprêtent et font cuire par tronçons ces grosses anguilles terrestres : mais pour en dire ce que j'en sais, c'est une viande fade et douceâtre.
Ce n'est pas qu'ils n'aient d'autres sortes de serpents, et principalement dans les rivières, où il s'en trouve de longs et déliés, aussi verts que porrées, la piqûre desquels est fort venimeuse (...).
Jean de Léry, Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil. A Genève, pour Jean Vignon, 1611, p. 161-162

Bernard Germain de Lacépède, Histoire naturelle



Le Lacté. Ce serpent ne présente que deux couleurs, le blanc et le noir; mais elles sont placées avec tant de symétrie, et cependant distribuées, pour ainsi dire, avec tant de goût, et contrastées avec tant d'agrément, qu'elles pourraient servir de modèle pour la parure la plus élégante, et qu'une jeune beauté en demi-deuil verrait avec plaisir, sur ses ajustements, une image de leurs nuances et de leur disposition.

  
Le Triscale. Les couleurs dont brillent à nos yeux les plus belles fleurs qui décorent nos parterres, ne sont peut-être ni plus vives ni plus variées que celles qui parent la robe d'un grand nombre de serpents: voici une de ces couleuvres dont les teintes sont distribuées de la manière la plus agréable. (...) On voit s'étendre sur son dos, dont la couleur est d'un vert de mer, quatre raies rousses qui doivent paraître dorées lorsque l'animal est en vie, et qu'il est exposé aux rayons du soleil. (...)

Bernard Germain de Lacépède, Histoire naturelle de Lacepède comprenant les cétacés, les quadrupèdes ovipares, les serpents et les poissons, Adolphe Deros et comp. éditeurs Bruxelles, 1833 (p. 556,  575). Localisation : Harvard College Library.

Le chemin du serpent, ou l'animal-ligne


La réalité biologique du serpent n'est pas non plus absente de textes fictionnels : dans un conte africain ou dans une fable de La Fontaine (1621-1695),  l'étonnante unité formelle du corps de l'animal - une seule ligne de la tête à la queue - sert de point de départ à  l'invention littéraire.

Henri Gougaud, Ti-Tête et Ti-Corps, conte africain



Serpent en bois, Afrique. Lyon, musée des Confluences


Un jeune bûcheron marchait dans la forêt. (...) Un serpent traversa le sentier, à trois pas devant lui. Il était énorme. Son corps était rouge et vert. Le garçon s'avança, leva sa hache, le trancha en deux et reprit son chemin sous les arbres. De la tête du serpent mort une fille sortit. Du corps rouge et vert naquit un homme. Il parut étonné de se trouver au monde. La fille courut après le jeune bûcheron, mit la main dans la sienne et lui fit l'œil de miel. L'autre la trouva belle. Il la prit donc pour femme. On l'appela Ti-Tête. L'homme né du corps rouge et vert fut appelé Ti-Corps. Il s'en alla tout seul.

Ti-Tête fut heureuse avec son bûcheron. Ils eurent huit enfants. Après dix-neuf années naquirent vingt petits-fils. Après vingt-cinq années, vingt petites-filles. Ti-Tête en fut très fière.

Ti-Corps, lui, ne trouva nulle part le bonheur. Il se fit vagabond. Il mendia son pain sur les chemins. Il mendia l'amour, parfois, devant les portes. Sa récolte fut maigre. Il vécut pourtant sans douleur excessive, car le Créateur lui avait fait don d'une voix magnifique. En vérité, ses chants étaient si captivants, que les gens, longtemps après qu'il fut parti, osaient à peine respirer.

Donc, en ces temps anciens, Ti-Tête était grand-mère et Ti-Corps la cherchait partout dans le pays. (...)

Un soir, (...) quelqu'un lui dit :

- Elle a eu huit enfants. Ses petits-enfants

peuplent notre village. Je suis le quarantième. Ma grand-mère est la plus aimée des femmes en ce monde.

Ti-Corps entra dans ce village. Sous l'arbre de la place il s'assit et se mit à chanter. C'était un chant inconnu des hommes, même des plus anciens. Tous l'écoutèrent, les femmes, les enfants, et les oiseaux aussi, dans les feuillages. Même les chiens se turent. Ti-Tête, dans sa maison, s'enfonça du coton mouillé dans les oreilles. (...)

Toute la nuit, Ti-Corps chanta. Quand le jour se leva, il se tut au milieu d'une phrase. L'assemblée écouta le silence du petit matin. Alors une autre voix, limpide, haute, ferme, reprit le chant perdu dans l'aube naissante.

- Grand-mère, dit l'enfant dans la maison ouverte, qui t'a appris ces mots ? Je ne les comprends pas.( ...)

Ti-Tête ne répondit rien. Elle sortit devant sa porte et s'avança vers la place, sans cesser de chanter. Alors Ti-Corps se leva et tous deux

s'en allèrent dans la brousse. Personne n'osa les suivre. Quand ils furent à l'abri de tout regard ils se couchèrent sur la terre et ne furent plus Ti-Tête ni Ti-Corps mais un seul serpent rouge et vert qui disparut dans le secret des herbes.

Il en fut ainsi. Et rien n'aurait pu faire qu'il en fût autrement. Car aussi éloignés que soient les êtres, aucun obstacle ne peut les séparer pour toujours, s'ils sont faits pour aller ensemble dans le secret des herbes.

Henri Gougaud, Contes d'Afrique, Seuil Jeunesse, coll. Romans illustrés Jeunesse, Paris, 2000 (pp. 61-64).

 

Jean de La Fontaine, La Tête et la Queue du serpent.


Le Serpent a deux parties

Du genre humain ennemies,

Tête et Queue ; et toutes deux

Ont acquis un nom fameux

Auprès des Parques cruelles ;

Si bien qu'autrefois entre elles

Il survint de grands débats

Pour le pas.

La Tête avait toujours marché devant la Queue.

La Queue au Ciel se plaignit,

Et lui dit :

Je fais mainte et mainte lieue,src="medias/photo/img_1225100386051.jpg"

Comme il plaît à celle-ci.

Croit-elle que toujours j'en veuille user ainsi ?

Je suis son humble servante.

On m'a faite, Dieu merci,

Sa sœur, et non sa suivante.

Toutes deux de même sang,

Traitez-nous de même sorte :

Aussi bien qu'elle je porte

Un poison prompt et puissant.

Enfin voilà ma requête :

C'est à vous de commander ;

Qu'on me laisse précéder

A mon tour ma sœur la Tête.

Je la conduirai si bien,

Qu'on ne se plaindra de rien.

Le Ciel eut pour ces vœux une bonté cruelle.

Souvent sa complaisance a de méchants effets.

Il devrait être sourd aux aveugles souhaits.

Il ne le fut pas lors : la guide nouvelle,

Qui ne voyait au grand jour

Pas plus clair que dans un four,

Donnait tantôt contre un marbre,

Contre un passant, contre un arbre.

Droit aux ondes du Styx elle mena sa sœur.

Malheureux les États tombés dans son erreur.

 

Jean de La Fontaine, Oeuvres complètes 1, Fables, contes et nouvelles, livre VII, fable XVI, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade,  Paris, 1991, pp. 281-282.

 

Danses


Le serpent qui "danse" fascine ses proies: ce séducteur est d'abord un redoutable prédateur.
Dans la littérature occidentale, la figure du serpent se construit en référence à l'animal tentateur de la Genèse et compagnon d'infortune d'Eve. Cette association entre la femme et le serpent, qui dépasse le cadre de la culture judéo-chrétienne, s'organise souvent autour du motif de la danse : la mise en scène d'une proximité entre les ondulations du serpent et les mouvements d'un corps féminin participe d'une représentation topique de la femme, comme être sensuel, séduisant et maléfique. De la danse mimétique à la fusion des corps et des identités, cette sélection de textes interroge le rapport entre humanité et animalité.

Rudyard Kipling, Le Livre de la jungle


Dans cet épisode du Livre de la jungle, Kipling met en scène la danse hypnotique du  python Kaa, face aux Bandar-log, les grands singes, et aux amis du petit Mowgli, l'ours Baloo et la panthère noire Bagheera : le serpent, ondulant et sifflant, se caractérise ici par son pouvoir de sidération et de séduction ambigüe.

Gustave(...) Et maintenant, voici la danse... La Danse de la Faim de Kaa. Restez tranquilles et regardez !
Il se lova deux ou trois fois en un grand cercle, agitant sa tête de droite et de gauche d'un mouvement de navette. Puis il se mit à faire des boucles et des huit avec son corps, des triangles visqueux qui se fondaient en carrés mous, en pentagones, en tertres mouvants, tout cela sans se hâter, sans jamais interrompre le sourd bourdonnement de sa chanson. La nuit se faisait de plus en plus noire ; bientôt, on ne distingua plus la lente et changeante oscillation du corps, mais on continuait d'entendre le bruissement des écailles.
Baloo et Bagheera se tenaient immobiles comme des pierres, des grondements au fond de la gorge, le cou hérissé, et Mowgli regardait, tout surpris.
Bandar-log, dit enfin la voix de Kaa, pouvez-vous bouger mains ou pieds sans mon ordre ? Parlez !
Sans ton ordre, nous ne pouvons bouger pieds ni mains, ô Kaa !
Bien ! Approchez d'un pas plus près de moi.
Les rangs des singes, irrésistiblement, ondulèrent en avant, et Baloo et Bagheera firent avec eux un pas raide.
Plus près ! siffla Kaa.
Et tous entrèrent en mouvement de nouveau.

Kipling, Le Livre de la jungle, traduction de Louis Fabulet et Robert d'Humières, (Société du) Mercure de France, Paris, 1969 (p. 62).

L'Enfant du Serpent, conte Indien (Piegan) d'Amérique du Nord


Un jeune guerrier Piegan a épousé une belle jeune femme Sioux, contre l'avis des sages de son peuple. Alerté par un rêve, il la suspecte de le tromper et craint que leur enfant ne soit en fait pas son fils. Il s'en remet au sorcier qui lui propose d'organiser une cérémonie où la vérité éclatera.

La Danse-des-Amours-Secrets, appelée aussi la Grande-Confession-des-Femmes, n'avait lieu que très rarement, après qu'un mari jaloux l'eut demandé. Aucune femme n'osait mentir à cette occasion. A la nuit tombée, les hommes s'assirent donc en cercle autour d'un feu et les tambours résonnèrent. Le sorcier cria: « Dansez, femmes ! Montrez-nous qui sont vos amants ! »
Chaque femme s'était habillée ou peinte de manière à ressembler à son amant. Elle adoptait aussi sa démarche afin que les hommes puissent le reconnaître. Les époux malchanceux riaient alors avec les amants fortunés, car la  Danse-des-Amours-Secrets ne devait à aucun prix susciter jalousie ou rancœur. Les danses commencèrent...
Vint le tour de Visage-d'Ombre : au milieu du cercle, elle ôta la couverture qui la recouvrait et apparut nue. Elle avait enduit son corps de peinture jaune parsemée de petits points noirs. Son mari se demanda : « Quel guerrier revêt donc ces couleurs quand il part chasser ou faire la guerre? ». Aucun homme ne réussissait à trouver.
Visage-d'Ombre s'allongea par terre. Elle émit un sifflement aigu, sa langue pointa entre ses dents ; puis elle se mit à ramper. Un spectateur s'écria alors : « Elle imite le serpent! Son amant est le serpent jaune moucheté de noir!!! ». La foule des spectateurs, épouvantée, voulut l'attraper. Mais Oreille-d'Ours les devança, jeta la couverture sur les épaules de sa compagne et la ramena dans sa tente pour l'interroger.
Aucun homme de ta tribu ne m'a touchée, répondit Visage-d'Ombre. Mon unique amant est Génie-des-Serpents, et mon fils est son fils.

Après le départ de Visage-d'Ombre, le guerrier éleva seul le fils du Serpent dont les pouvoirs extraordinaires assuraient une vie heureuse à la tribu. Devenu un homme, celui-ci quitta les Piegan, leur promettant sa protection contre le respect des serpents par les hommes. 

D'après William Camus (alias Ka-Be-Mub-Be), Mille ans de contes indiens d'Amérique du Nord, Editions Milan, Paris, 1996, (pp. 121-129).

Charles Baudelaire, Le Serpent qui danse

Hokusai Katsushika, Tête de femme au serpent


Que j'aime voir, chère indolente,  
De ton corps si beau,
Comme une étoffe vacillante,
Miroiter la peau !

Sur ta chevelure profonde 
Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde
Aux flots bleus et bruns,

Comme un navire qui s'éveille
Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille 
Pour un ciel lointain.

Tes yeux, où rien ne se révèle 
De doux ni d'amer,
Sont deux bijoux froids où se mêle
L'or avec le fer.  

A te voir marcher en cadence,  
Belle d'abandon,
On dirait un serpent qui danse 
Au bout d'un bâton.

Sous le fardeau de ta paresse
Ta tête d'enfant
Se balance avec la mollesse  
D'un jeune éléphant,

Et ton corps se penche et s'allonge 
Comme un fin vaisseau
Qui roule bord à bord et plonge ses vergues dans l'eau.

Comme un flot grossi par la fonte 
Des glaciers grondants,
Quand l'eau de ta bouche remonte, 
Au bord de tes dents,

Je crois boire un vin de Bohème, 
Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème 
D'étoiles mon cœur !


Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Spleen et idéal »,  dans Oeuvres complètes, Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1980 (p. 22).


Gustave Flaubert, Salammbô



Salammbô fille d'Hamilcar, le roi de Carthage, est l'héroïne du roman éponyme de Gustave Flaubert (1821- 1880) dont le cadre est la guerre entre Carthage et ses propres mercenaires barbares. Dans ce passage, elle effectue une danse rituelle avec son python sacré, en guise de préparatifs à la mission que lui a confiée le prêtre Schahabarim : récupérer auprès du jeune chef des mercenaires, Mâtho, le manteau sacré de la déesse Tanit, protectrice de Carthage. Cette danse sensuelle et fascinante de la jeune femme avec son serpent n'est pas sans en rappeler une autre, celle de Salomé, dans Herodias, l'un des Trois Contes du même auteur : la description de la danse souligne dans les deux cas les parentés entre les corps ondulants, celui de la femme qui danse et celui du serpent.

GustaveLa lourde tapisserie trembla, et par-dessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit lentement, comme une goutte d'eau qui coule le long d'un mur, rampa entre les étoffes épandues, puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit ; et ses yeux, plus brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô.
L'horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d'abord hésiter. Mais elle se rappela les ordres de Schahabarim, elle s'avança ; le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il lui laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les deux bouts traînent jusqu'à terre. Salammbô l'entoura autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu'au bord de ses dents, et fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune.  La blanche lumière semblait l'envelopper d'un brouillard d'argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des étoiles palpitaient dans la profondeur de l'eau ; il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d'or. Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient, elle se sentait mourir ; et du bout de sa queue, il lui battait la cuisse tout doucement ; puis la musique se taisant, il retomba.

Gustave Flaubert, Salammbô, « Le serpent » (X), dans Oeuvres, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1936 (p. 912).


Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Contes nocturnes


src="medias/photo/img_1225146091223.jpg"Au sein de ce miroir merveilleux s'agitaient, en tous sens, les trois petits serpents vert et or, qui tantôt se fuyaient, tantôt se rejoignaient, s'enlaçaient, s'entortillaient de mille sortes ; et de leurs corps menus et déliés s'échappaient des myriades d'étincelles dont le bourdonnement imitait les sons agaçants de plusieurs petites cloches de cristal.

E.T.A. Hoffmann, « La Fille couleuvre », Contes nocturnes, Editions Slatkine, Paris, 1980.


 

Mues et métamorphoses

Les femmes serpents peuplent les littératures populaires, de la Mélusine du Moyen-Age occidental à la Lamia indienne. Mi- être humain, mi- animal, elle incarne souvent le stéréotype d'une féminité énigmatique mais figure aussi la part d'obscurité et d'inconnaissable propre à l'être humain en général.

Marcel Aymé, La Vouivre

Vouivre, en patois de Franche-Comté, est l'équivalent du vieux mot français « guivre » qui signifie serpent et qui est resté dans la langue du blason. La Vouivre des campagnes jurassiennes, c'est à proprement parler la fille aux serpents.

Marcel Aymé, La Vouivre, dans uvres romanesques complètes (III), Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléaide, Paris, 2001, p. 531.

Mélusine

Filles de la fée Persine et du roi d'Ecosse Elinas, Mélusine et ses soeurs, Mélior et Palestine, sont elles-mêmes des fées. Elinas a trahi sa femme étourdiment. Ses filles l'enferment dans une montagne merveilleuse du Northumberland d'où jamais il ne sortira. L'épouse, privée de celui où elle prenait toute sa plaisance, paie ses filles comme le mérite leurs mauvais offices (...) Mélusine étant aux yeux de sa mère, la plus coupable des trois soeurs, reçoit d'elle la plus terrible malédiction : Je te donne le don que tu seras tous les samedis serpente du nombril jusqu'en bas. Mais si tu trouves un homme qui te veuilles prendre comme épouse et qu'il te promette que jamais le samedi il ne te verra ni ne dira ton secret à personne, tu vivras le cours de ta vie comme femme naturelle et mourras naturellement. Mélusine épousera Raimondin, avec qui elle sera heureuse et dont elle aura des enfants .

D'après Louis Stouff, Essai sur Mélusine, roman du XIVè siècle, par Jean d'Arras, Publication de l'Université de Dijon, 1930 (p.3 à 5)

Chaque samedi, la belle Mélusine s'enfermait dans sa chambre et défendait formellement à son époux de tenter de l'y surprendre. Mais un jour la curiosité fut trop forte... 
L'histoire raconte à ce moment-là que Raimondin tourna et retourna tant son épée dans la porte qu'il y fit un trou par où il put voir tout ce qui se passait dans la chambre. Il vit Mélusine dans la baignoire qui était femme de la tête au nombril et peignait ses cheveux. Du nombril aux pieds, elle avait un corps de serpent très long et dur, aussi gros qu'un tonneau où l'on met des harengs et avec sa queue elle battait l'eau si fortement qu'elle la faisait jaillir jusqu'à la voûte de la chambre.

Jean d'Arras, Mélusine, (1478), texte traduit par Cyrielle Dodet

La Belle Lamia, conte indien

Ali Madran, le roi du Cachemire, a rencontré par hasard une très belle jeune femme, disant venir de Chine, dont il est tombé amoureux et a fait sa favorite. Un maître yogi, qui connaissait bien le roi et était passé pour le voir, s'aperçoit que ce dernier dépérit et est malheureux. A cette situation, le vieux sage a peut-être une explication : la nature véritable de la belle jeune femme.

Mais si c'était une lamia ? interrogea le maître yogi.
Une quoi ?! s'exclama, le roi très surpris.
Une lamia : une femme-serpent. Les serpents peuvent vivre très, très vieux. Et quand ils dépassent l'âge de deux cents ans, ils peuvent revêtir n'importe quelle apparence. Cependant, comme leurs forces vitales déclinent, ils doivent s'approprier celles d'un autre être, si possible celles d'un homme dans la force de l'âge. Alors, les serpents décadents se métamorphosent en de très belles jeunes femmes.
Après le dîner, alors que le roi faisait semblant de dormir à ses côtés, assoiffée par la nourriture trop salée qu'il lui avait fait préparer sur les conseils du yogi, la favorite sortit chercher à boire. Mais le roi suivit ses faits et gestes par la fenêtre. Et faillit pousser un hurlement. La belle avait disparu. A sa place, un serpent repoussant s'étirait sur l'herbe : un cobra décati, tout ridé et dégoulinant de bave, qui s'abreuvait à la fontaine.
Lorsque la nuit laissa place au jour, Ali Madran retourna dans sa couche. Peu après, la belle vint s'y glisser elle aussi.

Le serpent une fois démasqué, le vieux yogi propose un plan au roi pour s'en débarrasser.
Lors de la dernière soirée qu'ils devaient passer ensemble, le roi chercha à faire parler sa compagne de son passé à la cour chinoise. Mais elle esquiva les questions, le regardant sans ciller à travers ses yeux mi-clos ; son regard se fit tranchant, comme une pointe de flèche acérée enduite de poison mortel. Le roi se remémora alors sa façon d'onduler en dansant, ses mains toujours glacées...
Le lendemain, il mit le plan du vieux sage à exécution. Il fit donc construire un grand four dans un coin du jardin, dans lequel devrait brûler la femme-serpent.
Quelques jours plus tard, lors d'un déjeuner sur l'herbe, il poussa par surprise la lamia dans le feu et cadenassa la porte du four. Elle s'agita violemment, faisant tanguer le four de part et d'autre, se débattant avec des soubresauts désespérés.

D'après Béatrice Tanaka, Contes de l'Inde. Serpents et merveilles, Syros, Paris, 2002.

Dante, L'Enfer



Double métamorphose, du serpent en homme et de l'homme en serpent : c'est à cet étrange spectacle qu'assiste le narrateur de La Divine Comédie descendu aux enfers. Cette transformation en reptile est la punition infligée à une des âmes damnées, un voleur, que Dante (1265-1321) rencontre lors de son périple.

Comme un lézard sous le grand fouetCarrache Annibale (1560-1609) (d'après). Laocoon et ses deux enfants saisis par les serpents (détail). Louvre
des jours caniculaires, changeant de haie, semble un éclair s'il traverse la route,
tel apparut, avançant vers les ventres des deux qui restaient là un serpenteau de feu,
livide et noir comme un grain de poivre.
Il transperça l'un d'eux en cet endroit du corps par où nous prenons la première nourriture ;
puis tomba étendu devant lui.
Le transpercé le regarda, et ne dit rien ; mais il bâillait, les pieds fichés en terre, comme assailli de fièvre ou de sommeil.
Il regardait la bête, elle le regardait : l'un par sa plaie, et l'autre par la bouche,
ils fumaient fort, et les fumées se rencontraient.
Que Lucain se taise désormais, là où il parle du pauvre Sabellus et de Nasidius, et qu'il écoute ce qui va sortir de mon arc.
Qu'Ovide se taise sur Aréthuse et sur Cadmus ; car si sa poésie change la première en source,
le second en serpent, moi je ne l'envie pas :

Jamais il ne transmua deux natures face à face
de façon telle que les deux formes fussent en mesure d'échanger leur substance.
Ils se correspondirent en suivant une loi qui fit que le serpent fendit sa queue en fourche et que le blessé joignit ses pieds ensemble.
Jambes et cuisses s'unirent entre elles
si bien que leur jointure en peu de temps
n'était plus visible par aucun signe.
La queue fendue en deux prenait la forme
qui se perdait ailleurs ; sa peau
devenait molle, et l'autre durcissait.

Je vis les bras rentrés dans les aisselles,
et les deux pieds de l'animal, qui étaient courts,
 s'allonger d'autant que les bras se rentraient.
Puis les pieds de derrière, tordus ensemble,
devinrent le membre que l'homme cache ;
du sien le malheureux tira deux pattes.
Tandis que la fumée les voile tous les deux
d'une couleur nouvelle, faisant pousser des poils
sur la peau de l'un, épilant l'autre,
l'un se leva, l'autre tomba à terre,
sans jamais détourner leurs regards impies
sous lesquels ils changeaient de museau.
 L'homme dressé le tira vers les tempes,
et de ce qui vint en excès de matière
les oreilles sortirent de ses joues aplaties :
 le surplus qui resta par devant
forma un nez sur le visage
et gonfla les lèvres autant qu'il fallait.
Le gisant amène son museau vers l'avant
et retire ses oreilles dans la tête,
comme fait la limace avec ses cornes ;
sa langue, auparavant unie
prête à parler, se fend, tandis que la fourche
se referme chez l'autre, et la fumée cesse.
L'âme qui était devenue bête s'enfuit en sifflant par la vallée et l'autre derrière elle crache en parlant.

Dante, chant XXV, (79-138) La Divine Comédie, « L'Enfer », traduction de Jacqueline Risset, La divine comédie, L'enfer, Flammarion, Paris, 1985 (pp. 233-235).


 

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Mise à jour le 6 novembre 2008
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