A
la lisière d'une forêt, un berger gardait le troupeau de son
maître. Un sifflement déchirant le fit pénétrer dans le bois où il
découvrit au milieu des flammes, un serpent implorant son aide.

-
Berger, je brûle ! Au nom de Dieu, sauve-moi de la mort ! « Si c'est au
nom de Dieu que ce monstre m'appelle, pensa Pierre, je dois le
secourir. » Il lui tendit son bâton ferré à travers les flammes, et le
long du bâton le serpent s'enroula, et du bras il arriva jusqu'à
son cou. Aux craintes du berger, le monstre répondit en sifflant contre
sa tempe :
- Homme, ne crains pas. Si je te tiens serré, c'est que
j'ai grand besoin, encore de ton aide. Je suis le fils du roi des
Serpents, et tu dois me ramener au palais de mon père. (...)
Ils
s'enfoncèrent de plus en plus dans les profondeurs de la forêt
jusqu'à se trouver devant un portail dont les battants étaient faits de
milliers et milliers de vipères enchevêtrées. Le serpent siffla trois
fois et le portail de vipères se défit. Arrivé au trône du roi,
Pierre, suivant les conseils de son protégé, demanda pour récompense «
le langage obscur ».- Que me demandes-tu là, imprudent ? gronda
la voix soudain terrible. Sais-tu que si je te donne le secret du
langage obscur tu ne devras jamais le révéler à personne, sous peine de
mourir sur l'heure ? Il te pèsera lourd. Sauras-tu le garder ?
- Seigneur, c'est mon affaire.
- Fort bien, dit la voix sombre après un long silence. Approche ton visage.
Pierre
ferma les yeux et tendit la figure, sentit dans ses oreilles, la droite
puis la gauche, se darder vivement une langue fourchue.
- Homme, tu as maintenant le langage obscur. Va, murmura la voix.
Le
chemin qui le mena à son troupeau se peupla de mille voix et chansons,
il comprenait les bruissements des feuilles, la rumeur du vent, le chant
des oiseaux. C'est ainsi qu'il surprit la conversation de deux corbeaux
lui révélant l'emplacement d'un trésor. Sa fortune étant faite,
il lui restait encore à affronter la curiosité de sa femme. Celle
ci essayait de lui extorquer son secret ; une conversation surrise,
cette fois entre le chien et le coq, lui donna la solution.
Sa femme chantonnait en faisant la cuisine. Il lui vint droit dessus en grondant, le poing haut. Elle se tourna vers lui.
- Mon homme, lui dit-elle, cessons nos disputes, car je crois que je porte un enfant dans le ventre.
Elle baissa la tête en souriant tout doux. Il la prit dans ses bras. Elle lui dit encore :
- Que voulais-je savoir ? Je ne m'en souviens plus.
- Qu'importe, lui dit-il.
Et ils rirent ensemble.
D'après Henri Gougaud, Le Langage obscur, tiré du recueil : L'arbre d'amour et de sagesse, Seuil, Paris, 1992 (p. 87 à 93).
Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince.
Le narrateur surprend une conversation entre le petit prince et un mystérieux interlocuteur.
Il
y avait, à côté du puits, une ruine de vieux mur de pierre. Lorsque je
revins de mon travail, le lendemain soir, j'aperçus de loin mon petit
prince assis là-haut, les jambes pendantes. Et je l'entendis qui parlait
:
- Tu ne t'en souviens donc pas ? disait-il. Ce n'est pas tout à fait ici !
Une autre voix lui répondit sans doute, puisqu'il répliqua :
- Si! Si! c'est bien le jour, mais ce n'est pas ici l'endroit...(...)
Tu n'as qu'à m'y attendre. J'y serai cette nuit.
J'étais à vingt mètres du mur et je ne voyais toujours rien.
Le petit prince dit encore, après un silence :
- Tu as du bon venin ? Tu es sûr de ne pas me faire souffrir longtemps ?
Je fis halte, le cœur serré, mais je ne comprenais toujours pas (...)
Alors
j'abaissai moi-même les yeux vers le pied du mur, et je fis un bond !
Il était là, dressé vers le petit prince, un de ces serpents jaunes qui
vous exécutent en trente secondes.
(...) au bruit que je fis, le
serpent se laissa doucement couler dans le sable, comme un jet d'eau qui
meurt, et, sans trop se presser, se faufila entre les pierres avec un
léger bruit de métal.
Je parvins au mur juste à temps pour y recevoir dans les bras mon petit bonhomme de prince, pâle comme la neige.
- Quelle est cette histoire-là ! Tu parles maintenant avec les serpents !
A.de Saint Exupéry, Le Petit Prince, chapitre XXVI. Paris, Gallimard 1953, p.485-486.