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Xavier Bonnet

Xavier Bonnet est biologiste et chercheur au CNRS

A.P. Pouvez-vous nous présenter le Centre d'Etudes Biologiques de Chizé ?


Xavier Bonnet. - Il s'agissait à l'origine d'un campement militaire : lorsque les Américains ont quitté la base à la fin des années soixante, ils ont libéré des bâtiments relativement solides et une zone d'étude d'environ 2500 hectares située en forêt et délimitée par une clôture. Le site s'est révélé très intéressant pour travailler sur les animaux sauvages et notamment sur les mammifères qu'on trouve dans la forêt : les sangliers, les chevreuils, les petits carnivores comme les blaireaux par exemple, les hérissons et aussi les serpents. Le CNRS s'est établi ici pour ces raisons, puis il a suivi sa propre évolution. Il existe désormais depuis une quarantaine d'années.

Qu'étudie-t-on au CEBC ?


Actuellement, le CEBC s'intéresse essentiellement à des problèmes d'écologie évolutive : on traite les grands problèmes de l'évolution dans un contexte écologique et donc sur le terrain. C'est ce qui fait la particularité du laboratoire.  On s'appuie notamment sur l'étude d'oiseaux, de mammifères et de reptiles. Certaines études sont réalisées sur le site même du laboratoire, aux alentours proches ou beaucoup plus loin. C'est un lieu d'étude mais aussi une base d'où les chercheurs partent pour se rendre ailleurs. On n'y étudie pas seulement la faune locale. 

Y a-t-il une réserve à Chizé ?


Sur les 5000 hectares de forêt domaniale appartenant à l'Etat, et donc par nature inaliénable, la moitié enclose par la clôture est une réserve de chasse, devenue depuis peu ce qu'on appelle un Parc RBI, c'est-à-dire une réserve  biologique intégrale où il est interdit de modifier les peuplements forestiers. Quant à la faune, le Parc est très réglementé : la chasse y est interdite et les promeneurs également.

Quelle est votre domaine d'étude, à Chizé ?


C'est celui du Laboratoire bien sûr (CEBC - UPR 1934),  donc c'est l'écologie, l'évolution ;  je m'intéresse à l'aspect physiologique pour intégrer à ces thématiques ce qui se passe « sous le capot » de l'animal, c'est-à-dire pour ne pas considérer uniquement son enveloppe - sa taille, sa masse, mais voir aussi comment il fonctionne à l'intérieur, et dans quelle mesure il est en adéquation avec le milieu extérieur ; cela s'appelle l'écophysiologie. On étudie la physiologie dans une perspective écologique. Un point important : tout le monde dans ce laboratoire est impliqué dans un programme de conservation de la biodiversité, puisqu'on étudie les animaux sauvages et qu'on constate les assauts que subissent les populations ; on est donc tous automatiquement impliqués dans des programmes de préservation, parce que cela devient nécessaire.

Comment conservez-vous cette biodiversité?


Comme nous ne sommes pas au Muséum, ce n'est pas dans l'alcool ! Il y a, bien sûr, plusieurs façons de faire. La première approche est de décrire des systèmes, parce qu'en les décrivant, on porte l'attention sur eux, et d'une certaine façon, on les fait exister. Le cas des serpents est assez typique : si on n'en parle pas et qu'on ne les étudie pas, ils passent pour de la vermine, et on n'hésite pas à les détruire. Cela ne gène personne - ils disparaissent. C'est la première étape. Ensuite, quand on a compris les problèmes écologiques que rencontrent les serpents, on peut essayer d'enrayer une catastrophe.

XAVIER BONNETImaginons que la destruction d'un habitat particulier entraîne la chute d'une population : si on arrive à identifier la cause du problème, on peut essayer d'y remédier. Par exemple, des collègues ont trouvé que l'une des causes première de la disparition des albatros, c'était que les oiseaux se faisaient attraper par les hameçons des palangriers, ces bateaux qui déroulent des lignes gigantesques : ils se noyaient en attrapant les hameçons avec les poissons. Il a été alors recommandé aux bateaux d'utiliser des lignes la nuit, d'essayer de faire peur aux oiseaux, et donc de modifier les pratiques de pêche, voire d'éloigner les bateaux des endroits où les oiseaux pêchent le plus. Ce genre de mesures est simple et efficace.
 Quant aux serpents, leurs problèmes tiennent principalement à la perte de leur habitat du fait de l'action directe de l'homme : l'homme déteste la broussaille et les ronces, qu'il trouve inesthétiques, donc il les détruit ; il emploie alors le terme significatif de nettoyer. C'est une approche sans appel - car cela signifie que c'était sale auparavant. Or les reptiles au sens large aiment la broussaille - et ils ne sont pas les seuls, la plupart des animaux apprécient ce milieu. On se bat, donc, pour réhabiliter la broussaille, et démontrer que c'est un bel habitat naturel, dans lequel on peut récolter des mûres pour faire de la confiture, par exemple. Et puis, il y a des classes sur le terrain qui se promènent  aujourd'hui dans cette broussaille, à la recherche de serpents... Ils sont ravis. Voilà le genre de chose qu'on fait à Chizé.

Ensuite, on propose des techniques de restauration de l'habitat, d'aménagement. On s'imagine souvent à tort qu'une forêt composée de hautes futaies est préférable à une forêt très composite, parsemée de buissons et en apparence anarchique ; le laboratoire dispense des formations afin de changer cet a priori. La semaine prochaine, nous organisons justement un stage avec l'ONF, l'Office National des Forêts : nous allons leur montrer qu'en coupant quelques arbres et en laissant pousser la ronce, on recrée des habitats très favorables et rapidement colonisés. Ce sont des actions pratiques, très simples, qui coûtent peu cher et qui fonctionnent bien.
 Nous conduisons aussi des actions de communication auprès des médias : on a participé à une émission réalisée avec l'équipe de « C'est pas sorcier », sur les serpents ; je sais qu'elle est rediffusée régulièrement ; elle a été vue par des millions de personnes,  et le message est simple : « il ne faut pas tuer les serpents, et il ne faut pas être un acharné du nettoyage de terrain ».

Pourquoi, selon vous, faut il préserver les serpents ?


Il faudrait, avant tout, se demander de quel droit on les détruit, et pourquoi. De quel droit se permet-on de déterminer ce que l'on doit ou non conserver ? Sur un plan philosophique, il est inacceptable de décider que tels organismes ou tels êtres vivants ont le droit de vivre, et d'autres non ; c'est un point de vue qu'il faut combattre à tout prix, et sauver les serpents fait partie de ce combat. Ainsi, nous évitons par exemple ici d'expliquer qu'il faut protéger les serpents parce qu'ils mangent les campagnols et sont utiles à l'agriculture : en pratique, c'est vrai ; mais expliquer à des enfants que c'est la raison pour laquelle il faut les garder - c'est néfaste, car c'est une très mauvaise raison. Si l'on détruit tout ce qui nous gêne, où s'arrêtera-t-on ?

Qu'est ce qui vous a amené à vous passionner pour le serpent ?


J'ai toujours voulu travailler sur les animaux et je n'ai jamais dévié de cet objectif. En revanche, le choix de l'herpétologie est dû au hasard. Après un parcours universitaire assez classique ( - j'ai passé le CAPES puis l'agrégation), je me suis rapproché de ce labo car c'était l'un des seuls en France qui étudiait vraiment sur le terrain les animaux sauvages ( - d'autres labos le font aussi, mais ils ne sont pas autant connectés que l'est le CEBC). Je suis donc venu au CEBC, et on m'a proposé un sujet sur les serpents - et voilà, c'était parti.  Cela aurait pu être un autre sujet ; mais je ne regrette pas, parce que les serpents sont peu étudiés, ce qui donne davantage de liberté intellectuelle.

L'herpétologie.

Que signifie le terme d'herpétologie ?


Le terme herpétologie reste vague. D'une façon générale, et pour tous les domaines, tout ce qui touche l'homme de près  est bien défini ;  plus on s'en éloigne, plus les catégories deviennent floues : on regroupe de nombreux animaux dans de gros paquets. L'ornithologie forme un groupe précis, celui des oiseaux, la mammalogie est elle aussi assez bien définie, il s'agit des mammifères ; mais les autres groupes biologiques sont assez imprécis.

L'herpétologie désigne, grosso modo, les reptiles amphibiens - ce qui du point de vue de l'évolution ne veut pas dire grand-chose. Traditionnellement, elle s'intéresse aux grenouilles, aux serpents, aux lézards, aux tortues... Herpeton est un terme du grec ancien, assez vague qui désigne toutes ces petites bêtes qui rampent, qui grouillent ; cela peut être aussi bien des insectes que des lézards, c'est donc ce paquet d'animaux rampants, grouillants et plutôt écailleux. En effet, à l'époque où le terme herpeton était en usage, on ne disposait pas d'une taxinomie précise ; elle n'est apparue que bien plus tard. En fait, on mélangeait des groupes d'animaux qui n'ont rien à voir les uns avec les autres, sur des critères superficiels. Au niveau phylogénétique, il y a davantage de distance entre un crocodile et un lézard qu'entre un crocodile et un oiseau. Entre une couleuvre, et un lézard des murailles qui court dans l'herbe juste devant, il y a moins de distance qu'entre ce lézard et un gecko. On a tendance à regrouper les lézards d'un côté, et les serpents de l'autre : ce n'est pas exact, mais cela correspond à une habitude. L'herpétologie regroupe donc toutes ces petites bêtes qui grouillent, même si là dedans on peut mettre des crocodiles qui font parfois jusqu'à 500 kilos...

Il n'y a pas de terme plus précis, aujourd'hui, pour définir l'étude des serpents ?


Non. On a conservé la terminologie traditionnelle car on risque de générer plus de complications que de solutions en la bouleversant. L'herpétologie est considérée par la communauté scientifique comme une discipline homogène, alors qu'il n'en est rien. C'est un groupe très composite. La plupart des gens qui travaillent sur des animaux se spécialisent sur des espèces : pour les oiseaux, il existe par exemple des spécialistes des pigeons. C'est un peu moins vrai des autres grands groupes, comme ceux des reptiles.

Questions de phylogénèse.

Existe-t-il des espèces de serpents archaïques, et à quoi les distingue-t-on ?

En ce qui concerne l'évolution, il y a, pour simplifier, deux approches : celle qu'on pratique au Laboratoire consiste à considérer que les mécanismes de l'évolution sont toujours en marche ; on essaye donc de voir dans quelle mesure les théories ou les idées qui sont proposées sont valables et se vérifient à l'étude d'animaux vivants dans leur milieu naturel ou en captivité. Cette démarche présente un avantage : elle permet de travailler à partir de données très fines ; elle présente également un inconvénient, parce qu'on ne dispose pas du recul historique nécesaire.
 L'approche complémentaire de la nôtre est davantage paléontologique : les chercheurs essaient de reconstruire l'histoire des êtres vivants, d'une part de façon traditionnelle - à l'aide des fossiles, des traces que l'on peut récupérer dans les couches géologiques et à partir desquelles on essaie de faire des rapprochements et de dessiner des arbres phylogénétiques ; d'autre part, avec des recherches moléculaires, parce que des traces de ce phénomène temporel de l'évolution sont encore perceptibles dans le matériel génétique des êtres vivants : une partie du génome, de l'ADN change à un rythme relativement constant  -  c'est ce qu'on appelle des horloges moléculaires. Ces mécanismes sont, suppose t-on, relativement indépendants de l'influence de l'environnement, sans en être complètement déconnectés ; ils donnent à voir une sorte de compteur du temps. De plus, ils permettent de déterminer des degrés de parenté entre les organismes : il y a plus de parenté entre un perroquet et une perruche, qu'entre une perruche et une grenouille. Cette parenté est également inscrite dans le génome. On considère comme archaïques des espèces qui sont plutôt à la base de divers embranchements - mais c'est en grande partie artificiel, car les organismes qui ont effectivement été à la base de carrefours évolutifs ont tous disparu. La définition des espèces dites archaïques repose donc essentiellement sur des comparaisons. Ces espèces présentent, en fait, des caractéristiques morphologiques et génétiques communes à des espèces-souche dont elles se seraient depuis éloignées : c'est un petit peu l'idée de l'ancêtre au plus petit dénominateur commun. Aucune méthode n'est donc complètement fiable.

Ainsi, il n'y aurait plus d'espèces dites archaïques ? Ou le terme est-il impropre ?

Oui et non. Ce n'est pas qu'il soit impropre, mais il ne faut pas le prendre au pied de la lettre. Car la phylogénétique n'est pas comparable à des aiguillages de chemin de fer : on ne peut pas aussi facilement retrouver le point d'embranchement, parce qu'on ne possède jamais que des bribes d'informations. Il y a toujours des complications, surtout lorsqu'on remonte loin dans le temps.
 En ce qui concerne les serpents, il est vrai qu'il existe des groupes qui possèdent des caractéristiques archaïques ( - malheureusement, ils ont tous des noms barbares, comme les xénopeltides....) : ils présentent des caractéristiques semblables au groupe de lézards qu'on suppose être à la base de l'évolution des serpents. Nos difficultés pour réaliser l'arbre phylogénétique des serpents tiennent aussi à la fragilité des squelettes des serpents : il est extrêmement rare qu'ils se fossilisent. On n'a donc pas assez de fossiles de serpents pour reconstituer leur histoire. Quant à l'exploration phylogénétique de tous ces animaux, beaucoup de zônes restent incomplètes ; certains groupes sont assez bien caractérisés, comme les vipères et les crotales qui ont été bien étudiés : dans leur cas, non seulement on arrive assez bien à reconstituer les groupes phylogénétiques, mais cette reconstitution se superpose assez bien avec ce que l'on connaît de leur histoire et des zones de colonisation possibles de leurs ancêtres communs à travers les continents. Mais on n'a pas actuellement la possibilité de proposer une histoire complète des serpents.

On dit souvent que les serpents ont des liens de parenté avec les lézards ?


Oui, il n'y a aucun doute : les serpents sont liés aux lézards. Les pythons et les boas ont, d'ailleurs, conservé des vestiges de pattes, de tout petits ergots. Lorsque les pythons s'accouplent, le mâle s'en sert pour titiller la femelle au niveau du cloaque ;  quand on les observe, c'est rigolo : on dirait qu'il la chatouille ! Je ne sais pas quel effet cela lui fait, mais on peut imaginer que cela a un impact, et qu'ils ont été conservés pour cette raison. Il faudrait, cependant, faire des expériences pour le vérifier - elles n'ont pas été faites à ma connaissance : on pourrait vérifier si les mâles que l'on amputerait de ces tout petits moignons ont effectivement des difficultés, ou moins de succès reproducteur que les autres.
 D'autre part, certains chercheurs ont tenté, au contraire, de faire repousser des pattes à des serpents, en réactivant des gènes qui ne fonctionnaient plus : ces serpents ne sont pas nés viables, mais au cours de leur développement, ils ont effectivement développé des pattes. Ils n'ont pas éclos, et cela n'a pas produit de nouveaux lézards. Par ailleurs, il existe aussi des lézards qui n'ont pas de pattes du tout.

Quelles seraient vos théories concernant la perte de ces pattes ?

Ce n'est pas du tout mon domaine, je n'ai donc pas de théorie ; mais grosso modo, les hypothèses s'accordent pour dire que l'évolution serpentiforme du corps est liée à un mode d'exploration et d'exploitation d'un habitat particulier : la reptation est très avantageuse pour fouir dans des petites galeries. L'ancêtre du serpent a, sans doute, été à l'origine un animal fouisseur ou semi-fouisseur ; mais finalement ce qui est intéressant dans le mode « serpent », c'est qu'il fonctionne aussi bien pour nager, pour grimper aux arbres, que pour ramper dans les cailloux.

La question de l'adaptation des serpents au milieu aquatique : l'exemple des tricots rayés.

Qu'en est-il des tricots rayés d'Océanie qui ont investi le milieu aquatique ?


Les tricots rayés ont des ancêtres serpents terrestres qui n'avaient pas de pattes du tout. Les serpents marins ont tous des ancêtres terrestres. Le fait de pas avoir de pattes ne les a pas empêchés de recoloniser le milieu marin. Je dis « recoloniser », car les serpents terrestres qui ont donné des serpents marins ont eux-mêmes des ancêtres marins.

S'agit-il du même processus que celui des baleines, qui ont des ancêtres marins, mais qui ont vécu une phase terrestre avant de revenir à la mer ?


Oui. C'est un retour à la mer qui a pris du temps, et qui s'est décliné à travers une succession d'organismes, parce qu'ils avaient une aptitude à coloniser l'eau.
On constate en effet que pour passer d'un serpent terrestre à un serpent marin, il n'y a pas un gros travail de façonnage à faire ; à tel point que la plupart des serpents terrestres sont de très bons nageurs. Or, pour coloniser l'eau, un prédateur vertébré terrestre ( - ce qui représente déjà beaucoup de conditions !) va rencontrer des problèmes notamment respiratoires, parce que « coloniser l'eau » signifie essentiellement s'alimenter dans l'eau, et donc utiliser les ressources trophiques que l'on trouve en milieu aquatique. 
 Pour aller se nourrir, oiseaux, mammifères et reptiles doivent aller en général sous l'eau, mais parfois aussi à la surface. Ils doivent donc pouvoir plonger, et rester sous l'eau. Or les serpents, même s'ils ne sont pas des plongeurs, sont naturellement capables de développer des apnées très prolongées : de ce point de vue, être un serpent est un avantage pour coloniser le milieu marin : leur corps de forme allongée leur permet de nager très facilement, efficacement, et sans trop se fatiguer, alors qu'on voit que les transformations qu'ont subi par exemple les mammifères marins sont très profondes. Il n'y a pratiquement plus aucun rapport entre les dauphins et leurs ancêtres, qui étaient sans doute plutôt des animaux à quatre pattes  - c'étaient franchement des animaux terrestres.
 Le fait que le serpent n'ait pas de pattes est une forme de simplification et de prédisposition au milieu aquatique. Effectivement, les modifications qu'ont subi les serpents marins ne sont pas si profondes que cela. Toutefois, il y a des serpents marins qui sont incapables de vivre sur la terre maintenant (contrairement aux tricots rayés), et qui vont mourir en quelques heures si on les ramène sur terre.

Comment le tricot rayé s'est-il adapté au milieu marin ? Qu'est-ce qui le différencie d'un serpent terrestre capable de se mouvoir dans l'eau ?


On ne sait pas trop ; mais lorsqu'on a fait des comparaisons avec certains serpents terrestres, on a été assez surpris car on s'attendait en terme de performances aquatiques à ce que les tricots rayés soient bien meilleurs que les serpents terrestres... On a été un peu déçu lorsqu'on a fait des tests, et que l'on s'est aperçu que des couleuvres de la forêt de Chizé étaient de bien meilleurs nageurs que les tricots rayés du Pacifique !...

Pourtant, les tricots rayés n'étaient pas formés pour ce type de performances ?


Mais si : ils ont un corps légèrement aplati, et à l'arrière une sorte de palme, une queue aplatie qui forme une nageoire caudale. On s'attendait donc à ce qu'ils soient plus efficaces. - A priori on nage plus vite avec des palmes que sans palme, et la plupart des animaux qui sont adaptés à la vie aquatique développent des palmes, que ce soit sur les mains, la queue, les ailes... Elles forment des surfaces plus larges pour pousser sur l'eau et se propulser. On a dû y regarder avec plus de soin, et on s'est alors rendu compte que l'adaptation des tricots rayés à la vie marine passe, il est vrai, par la morphologie ( - et la palme est, effectivement, un avantage), mais qu'ils n'ont pas évolué pour développer des performances de sprinters, ce que font beaucoup de serpents terrestres. Les tricots rayés vont tout doucement, ils préfèrent nager au ralenti, et donc à l'économie. En fait, un tricot rayé peut nager pendant quinze jours sans s'arrêter et plonger tous les jours.

Comment avez-vous pu estimer ce chiffre ?

En insérant des petits appareils, des capteurs sur les serpents. Ce sont des profondimètres qui ont une mémoire et qui permettent d'enregistrer leur activité sous-marine. On a découvert qu'ils sont ainsi capables de plonger à des profondeurs de 80m pendant en moyenne 2h. A 80m il n'y a pas de gros problèmes de pression, mais le danger que courent les vertébrés à respiration aérienne vient de l'azote qui sous cette pression passe des poumons dans le sang, puis au moment de la remontée revient à l'état gazeux et reforme des bulles - ce qui peut entraîner des embolies gazeuses, qui peuvent être mortelles.
 Les tricots rayés plongent les poumons vides : ils parviennent donc à rester plusieurs heures sans oxygène ou du moins très peu. On sait qu'ils sont capables de capter une petite partie d'oxygène dans l'eau à travers leur peau, mais il est vraisemblable qu'une autre partie de leur recette vient de leur capacité à être économe. Lorsqu'ils nagent, ils consomment très peu d'oxygène parce qu'ils parviennent à réduire leur métabolisme et qu'ils vont très doucement.

S'agit il d'un mécanisme semblable à celui de l'hibernation ?


Les tricots rayés n'hibernent pas, parce qu'ils vivent dans des pays chauds. Tandis que les couleuvres de chez nous hibernent lorsqu'il se met à faire froid. Elles se placent dans un environnement où elles pourront garder leur température corporelle entre 5 et 10° C en moyenne. A cette température, leur métabolisme est très lent.

Ne fait-il pas également froid à une profondeur de 80m ?


C'est vrai, il fait relativement froid, ce qui peut induire une baisse du métabolisme. Mais on a de bonnes raisons de penser que leur système est basé sur les économies d'énergie.

Pourquoi faire tant de kilomètres sous l'eau pour s'alimenter puis revenir sur la terre ferme pour se reposer et se reproduire notamment ?



En fait, en colonisant le milieu marin, ces serpents ont eu accès à un monde qui était interdit à d'autres organismes, ce qui leur est très bénéfique puisqu'ils ont accès à une ressource alimentaire peut-être moins convoitée. Ils mangent, en effet, des poissons anguilliformes, et surtout des murènes. Or les murènes vivent dans des trous, et ce sont des poissons carnassiers. Il n'y a pas beaucoup de poissons qui soient capables de manger des murènes, parce que les gros poissons qui pourraient être des prédateurs potentiels ne parviennent pas à rentrer dans les trous, et les plus petits ne font pas le poids devant de redoutables murènes. Les tricots rayés ont peu de concurrents, et ils ont des avantages, parce qu'ils sont allongés, ils peuvent se faufiler dans les trous et manger les murènes ; surtout, ils ont un venin très puissant parce que leur ancêtre terrestre était venimeux : ils ont conservé cet appareil venimeux qui leur permet de foudroyer les murènes. 
Même coriace, une murène ne vaut rien contre un tricot rayé. Les tricots rayés ne mangent pas les grosses murènes ; uniquement les petites, jusqu'à 500 grammes. Les tricots rayés sont venimeux, mais ils ne sont pas vraiment dangereux pour l'homme.

Les serpents peuvent-ils voler ?

Les serpents fouissent, nagent, ils peuvent vivre aussi bien dans l'eau que sur terre. Certains sont-ils également capables de voler ?

Pour le vol, il y a une obligation morphologique : il faut être rigide. Pour bien voler, il faut être très rigide, parce que le vol nécessite beaucoup d'énergie. Il faut disposer d'une carcasse accrocher des ailes qui battent.
 Chez tous les animaux, le vol est un vol battu, que ce soit les insectes, les chauves-souris, les oiseaux ou encore les ptérodactyles d'autrefois. (Ces derniers ont disparu, donc il est plus difficile de l'affirmer, mais l'examen de leur squelette semble le confirmer). Les ailes sont articulées sur une base solide et battent par un jeu de poulie mise en mouvement par l'action puissante des muscles. En dehors de ce système là, s'il fallait en outre des muscles pour tenir la structure sur laquelle s'articulent les ailes, ce serait sur le plan énergétique très dispendieux. D'autant qu'en termes de masse, les muscles sont lourds, alors qu'un squelette est léger : une carapace d'insecte, des os d'oiseaux sont très légers. Ainsi, les serpents ne sont vraiment pas prédisposés à voler.
 En fait, il n'y a aucun serpent qui vole ; mais comme ils sont souples et qu'ils peuvent s'aplatir, certains serpents forment de bons planeurs. On connaît une espèce très amusante, un serpent arboricole, le Chrysopelea paradisi qu'on appelle « le serpent volant », mais qu'on devrait dire « planeur » en réalité. Ce serpent vivant en Malaisie est spectaculaire, car il saute de branche en branche pour se déplacer rapidement d'un arbre à un autre. Sa biologie est mal connue ; mais imaginons qu'il ait à fuir un prédateur : il bondit de sa branche, se détend, s'aplatit comme un ruban ; et il n'est pas vaguement aplati : quand on le voit, c'est complètement incroyable, on se demande comment il y parvient - il file dans l'air!

Mais évidemment, il perd de l'altitude. Lorsqu'on le voit, on dirait que quelqu'un a tiré une flèche dans l'air... Des films impressionnants circulent sur Internet : il ondule un petit peu, je suppose pour se diriger, mais il peut être tout à fait droit. Les vertèbres sont tenues, et très fines ; les côtes et tous les organes sont complètement aplatis. - Mais cette capacité d'aplatir ses côtes est assez commune chez les serpents : c'est ce que fait un cobra lorsqu'il déploie son capuchon pour paraître plus gros à son adversaire.
La principale caractéristique des serpents, c'est leur flexibilité. Tout leur mode de vie tourne autour de leur souplesse.

Chez ce « serpent volant », il s'agit donc plutôt d'une chute ?


Oui ; mais d'une chute contrôlée, à 45°. Il n'y a pas de vol chez les serpents, et cela n'arrivera jamais. Il y a, par contre, beaucoup de légendes sur des serpents qui tombent des arbres, sur les promeneurs, mais je n'y crois pas du tout.  Je ne vois pourquoi des serpents se laisseraient tomber sur les gens...

Est-ce que cela ne pourrait pas être une stratégie de prédation chez certaines espèces arboricoles ?

En Australie, certains pythons s'accrochent dans les arbres, tendent leur cou vers le bas, et attendent le passage, par exemple, de petits kangourous ; mais ils ne chutent pas : ils les capturent, et enroulent leurs anneaux autour de leur proie. En revanche, il peut arriver qu'il tombe ensuite.
 J'ai eu l'occasion d'observer une espèce de serpents qui dégringole des arbres, dans une situation très particulière, en Chine, sur l'île de Shédao. Les serpents y sont très nombreux au mètre carré. Les vipères arboricoles embusquées sur les buissons et les arbres attendent le passage, deux fois l'an, d'oiseaux migrateurs : elles attendent donc leurs proies, se détendent, et les capturent. La première cause de chute est souvent involontaire, car en cherchant à capturer un oiseau, elles se déploient si promptement et si loin qu'elles perdent parfois l'équilibre avec leur prise, et se cassent la figure - avec l'oiseau dans la gueule, ou sans. Il arrive bien sûr qu'elles le ratent. La densité des serpents et la motivation de la chasse sont telles que les serpents n'hésitent pas à prendre des risques importants pour capturer leur pitance, et tombent parfois des arbres parce que l'occasion de se ravitailler ne se produit que deux fois par an lors des migrations. Entre-temps, elles sont astreintes au jeûne. Parfois on entend un bruit, un piaillement, un bruit sourd, et on découvre un serpent au sol avec sa proie dans la gueule ; on peut l'observer assez aisément.
 L'autre raison pour laquelle ces serpents tombent des arbres, c'est qu'il n'y a pas que des proies parmi les oiseaux, mais aussi des prédateurs, des rapaces ; lorsque les rapaces s'approchent des serpents, ceux-ci se laissent parfois tomber volontairement des arbres pour échapper au prédateur. Donc, il arrive effectivement que ds serpents tombent des arbres, mais celà ne correspond pas aux légendes et aux récits exagérés des voyageurs européens revenus des colonies.
 Les serpents n'ont aucun intérêt à se jeter sur un homme : le serpent qui le ferait serait complètement idiot, et rapidement retiré de la population ! Si c'est arrivé, ce n'est certainement pas à la cadence rapportée par les voyageurs téméraires qui sont ravis de raconter des aventures terrifiantes où ils jouent le beau rôle...

Pourquoi cette vipère de Shédao, le Gloydius Shedaoensis, est-elle si peu connue ?


Parce qu'elle ne vit que sur une petite île en Chine, et que cette petite île très protégée se trouve en face d'un port militaire et tout près de la Corée du Nord, où les touristes ne sont pas les bienvenus. Un tourisme y est organisé depuis la grande ville de Dalian qui est à une heure et demie de là environ. Cette vipère n'est pas une espèce bien connue, même dans le milieu des herpétologistes : c'est une espèce endémique, très atypique, que l'on ne trouve nulle part ailleurs. Elle est particulière, et donc vraiment passionnante ; et le fait qu'elle ne soit pas très connue, c'est peut-être ce qui fait qu'elle existe encore.

Limites et capacités d'adaptation du serpent

Vous écrivez dans votre ouvrage « Mordu de serpent : éloge amoureux de la créature maudite», que ces vipères qui vivent sur l'île de Shédao parviennent à survivre à des températures qui peuvent chuter à -18°C. Comment un animal ectotherme, en grande partie constitué d'eau, ne gèle t-il pas, et s'adapte-il à de tels climats ?


A Shédao, il peut faire très froid parce que c'est un climat continental. Les serpents s'abritent donc dans le sol.

Ils creusent des galeries ?

Non, ils en sont incapables. Les serpents fouisseurs existent, mais ils fouissent dans des sols meubles, et là en l'occurrence ce sont des sols durs. De plus, ces vipères ne sont pas fouisseuses, et donc elles utilisent des galeries préexistantes, des galeries naturelles, c'est-à-dire des failles. Il y a peu de faune sur cette île, hormi ces vipères, les Gloydius Shedaoensis, les oiseaux migrateurs, des oiseaux marins qui colonisent les récifs et quelques insectes. Les insectes font comme les serpents et se cachent pendant la saison froide, encore que certains supportent le gel. Il y a beaucoup de serpents qui se réfugient dans des abris terrestres l'hiver, ou l'été quand il fait trop chaud.
 A vingt centimètres sous terre, il ne fait plus -18°C, mais 5 à 10 °C. Le gel ne gagne pas trop en profondeur, sauf dans certaines zones du globe qui sont gelées en permanence et où il fait un froid extrême. Il ne faut pas non plus qu'il y ait trop de neige en surface, parce que la neige isole. Les espèces de serpents vivant en France hibernent également, et se mettent dans des trous. Cela paraît simple - mais il faut bien choisir son trou ! Nous ne serions pas capables de le faire à leur place : nous les placerions dans un endroit qui leur serait mortel ; si on choisit un trou qui va être inondé, le serpent va se noyer, ou sortir, et alors il gèlera. Cela paraît simple, mais en pratique, c'est tout un art.


D'autre part, il y a des choses qu'on n'explique pas : comment le serpent à température stable sait-il quand il est temps de sortir, vu que contrairement au hérisson, il n'a pas d'horloge interne qui le pousse à le faire ? Au bout de plusieurs mois de jeûne, il doit renouveler ses ressources alimentaires, alors que le serpent a une grosse marge de manœuvre. Si les conditions sont mauvaises jusqu'au mois de juin, il ne sortira pas ; si elle sont favorables au mois de juillet, il va sortir. Dans son trou où il fait nuit, où la température n'a pas bougé, et l'humidité proche de 100%, comment fait-il pour savoir ? On l'ignore. Il ne sort pas dès la première journée de beau temps ; il attend, et ne sort que si le beau temps doit s'installer dans la durée. Il peut hiberner à nouveau s'il y a un coup de froid ; mais ce qui est spectaculaire, c'est que non seulement il sait le temps qu'il fait, mais qu'il a aussi une bonne idée du temps qu'il va faire ! On ignore complètement comment il fait pour le savoir...

Cette capacité d'adaptation a-t-elle des limites ?


Les serpents ne peuvent pas vivre dans les écosystèmes froids où il n'y aurait pas de proie pour eux. Par exemple, en Antarctique  il n'y en a pas, il fait trop froid tout le temps. Mais on en trouve pourtant en Suède au-delà du 70ème degré de latitude Nord : il y fait déjà très froid, et le serpent n'y bénéficie que d'une fenêtre de deux trois mois pour être actif.
 Les serpents n'ont pas pu coloniser le milieu des airs, où ils se contentent de planer, ni les zones en permanence froides, comme les pôles. En revanche, les déserts chauds et arides leur sont très favorables. Il n'y a que très peu de ressources alimentaires, mais comme ils supportent très bien le jeûne, ils y sont très bien. Ils peuvent attendre des mois, des années sans manger, et attendre longtemps une éventuelle proie. C'est un monde qui n'est pas favorable aux mammifères.

On en trouve donc beaucoup en Afrique ?


On en trouve davantage dans des milieux riches, des forêts équatoriales ; mais ils peuvent s'adapter à des déserts arides parce qu'ils arrivent à tirer leur épingle du jeu.

Les stratégies de reproduction du serpent

Vous faites, je suppose, référence ici à ce que vous nommez le capital breeder - que signifie cette expression ?


Cette notion fait référence aux espèces chez lesquelles il existe un capital nécessaire pour se reproduire : l'animal doit avoir stocké des ressources pour se reproduire, ce que font très bien les serpents. Comme ils ont un métabolisme qui est très bas, s'ils font des réserves, ils ne les épuisent pas pour eux-mêmes. Un oiseau ou un mammifère qui fait le plein de réserves va les griller juste en vivant, et donc, il n'en aura pas tellement pour la reproduction. 
 En fait, on ne connaît aucun oiseau ou mammifère qui soit capable de faire son cycle de reproduction sans manger. Tous sont obligés de se nourrir à un moment ou à un autre, voire tout au long de leur phase de reproduction. Alors qu'on connaît beaucoup de reptiles qui peuvent faire leur reproduction entièrement sans manger : ils vont rester trois à six mois à jeun, commencer la reproduction et la finir sans manger du tout.  Tous les oiseaux et mammifères ont besoin de plus ou moins de réserves pour commencer leur cycle de reproduction ; mais surtout, il faut qu'ils se nourrissent aussi pendant la période de la reproduction, sinon ils n'arrivent pas à se reproduire. Même les phoques et les otaries, qui reviennent sur les plages pour mettre au monde leurs petits, les allaiter et qui ne mangent pas pendant cette période, se sont en fait nourris durant toute la phase de gestation. Même le manchot royal, qu'on voit jeûner sur la banquise pour couver son œuf : en fait, pendant que le mâle protège les œufs, la femelle est allée chasser, puis elle prend le relais après lui. Ils s'alimentent pendant la reproduction parce que leurs réserves ne suffisent pas, même si elles sont indispensables.

Qu'en est-il des vipères aspics que vous avez étudiées ?


Vipère aspicLa vipère aspic peut rentrer en hibernation en mars et mettre au monde ses petits en août sans avoir mangé une seule fois depuis. Elle peut donc poursuivre jusqu'à son terme tout le cycle de reproduction sans manger, ce qui serait impossible pour un mammifère ou un oiseau.
Après la reproduction, elle peut être très amaigrie ; elle n'aura donc pas les réserves pour reprendre la reproduction l'année suivante ; elle devra attendre au moins un an, voire deux ou trois pour se remettre en condition. La vipère aspic a besoin d'un seuil minimal pour se reproduire, mais ce n'est pas le cas de tous les serpents.

Dans votre ouvrage vous étudiez la semelparité chez cette espèce

La semelparité renvoie aux organismes qui meurent après une seule reproduction. Ce terme fait sûrement référence à la légende de Sémélé, qui était une amante de Zeus, et qui est morte foudroyée en mettant au monde son enfant. Ainsi, on cite souvent le cas de certaines espèces de saumons qui meurent dans les rivières au moment du frai. C'est leur unique reproduction dans leur vie. Un autre exemple très connu, est celui des anguilles qui partent dans la mer des Sargasses, se reproduisent, et meurent. Pour ce qui est des serpents, ce phénomène est plutôt le fait des vipères de pays froids. La vipère aspic qu'on a étudiée à ce sujet est très intéressante, parce qu'elle est tantôt plutôt sémélipare, et tantôt plutôt itéropare. C'est un cas d'étude idéal, parce qu'on peut faire des expériences et des comparaisons.

Cette stratégie de reproduction unique semble a priori peu rentable


Sur le plan évolutif, en effet, cela ne paraît pas très astucieux de mourir après la première reproduction ; il semblerait plus efficace de se reproduire plusieurs fois ; c'est pourquoi on a tenté de comprendre les raisons de ce phénomène.
 Si on considère le problème sous un aspect purement mathématique, un sémélipare qui donne quatre serpenteaux fait semble-t-il aussi bien qu'un itéropare qui va donner naissance deux fois à deux petits ; mais deux fois quatre, c'est toujours mieux qu'une fois quatre... L'approche mathématique du problème n'est donc vraiment pas satisfaisante. En tout cas, seule, elle reste incomplète, car elle ne tient pas compte des aspects physiologiques et écologiques qu'il faut intégrer - c'est ce que nous avons eu l'opportunité de faire. En fait, la vipère aspic doit souvent se mettre au soleil pour pouvoir se reproduire sous nos climats de régions tempérées, fabriquer ses œufs et ensuite garder ses embryons en développement dans son abdomen. Ce faisant, elle prend des risques, parce que pour augmenter sa température corporelle, elle se met au soleil et devient visible pour ses prédateurs principaux, les oiseaux. Or, qu'elle le fasse pour un embryon ou pour dix, le risque est identique ; et comme le risque est élevé, c'est très cher payé pour un seul petit : dans ce cas, une fois dix est supérieur à dix fois un !
Pour une vipère aspic, il est est donc beaucoup plus valable de produire le plus d'embryons possible, quitte à s'épuiser totalement. Tout semble nous conduire à cette conclusion. Et effectivement, les vipères aspics ont tendance sous nos climats à être sémelipares. Le corollaire, c'est que cela peut entraîner un épuisement de l'organisme, voire la mort. L'animal n'est pas programmé pour mourir, mais pour faire un maximum de petits.

Une fois qu'elle a mis bas ses petits, la vipère aspic les abandonne ?


Oui, la plupart des serpents abandonnent leurs petits, mais il y a des exceptions. Certains crotales restent avec leurs bébés pendant des jours, des semaines. On ne connaît pas très bien leur rôle, mais ils restent ensemble pendant quelques semaines. Ce qu'on sait, par ailleurs, c'est que généralement les petits serpents grandissent après leur naissance, même sans manger, et améliorent leurs performances locomotrices sans que personne ne s'occupe d'eux ; le simple  fait d'être au monde et de mettre en route leur organisme leur permet de se développer. Il est possible que la femelle reste présente pendant cette phase critique ; mais on n'en sait pas plus.
 Les pythons comme d'autres espèces de serpents prennent soin de leurs œufs et donc ce sont de très bonnes mères, d'excellentes couveuses. Les femelles de toutes les espèces de pythons couvent leurs œufs : elles s'enroulent, elles forment un superbe couvercle très étanche, et par de petits mouvements de postures, elles organisent les échanges respiratoires entre les oeufs et l'environnement parce que les œufs rejettent du CO2, du dioxyde de carbone ; elles manoeuvrent avec précision et délicatesse pour permettre aux œufs de respirer. Les femelles recouvrent tellement bien leur ponte qu'elles forment autour d'elle une enveloppe étanche qui pourrait les asphyxier.

Le fait que la femelle contracte puis détende ses muscles permet non seulement aux oeufs de respirer, mais aussi d'augmenter leur température ?


Oui, mais ce ne sont pas les mêmes mouvements : les premiers permettent un contrôle de l'humidité, et la respiration des œufs en permanence. Mais lorsqu'il se met à faire froid, notamment pour les pythons qui vivent loin de l'équateur ou après un orage quand le sol est trempé et se rafraîchit, les femelles peuvent réchauffer leur ponte avec des contractions musculaires ; elles les couvent donc activement en les réchauffant. C'est un cas assez unique dans le monde animal, car ce sont des ectothermes qui à un moment donné deviennent endothermes.

Pour vous, il s'agit donc d'endothermie ?


Oui, c'est de l'endothermie transitoire ou optionnelle, il n'y a aucun doute. En l'occurrence, quand une femelle réchauffe l'atmosphère, ce n'est pas pour ses besoins immédiats, mais pour ceux de la ponte. Cependant, toutes les théories de l'évolution tournent autour de l'efficacité qu'ont les individus à propager leurs caractéristiques, notamment génétiques, dans les générations futures.

Souplesse et plasticité phénotypique

J'aimerais comprendre ce que vous entendez par plasticité phénotypique, au travers l' exemple des serpents tigres ?


J'ai en effet comparé deux types de serpents tigres, ceux de la région de Perth, capitale de l'Australie occidentale, et ceux de l'île Carnac située à une quinzaine de kilomètres de la côte australienne. La plasticité phénotypique se définit comme les variations indépendantes de celles du génome. Autrement dit, si on prend des clones qui ont le même génome, ou de vrais jumeaux, et qu'on les met dans des environnements différents, ils vont plus ou moins diverger. Ce degré de divergence renvoie à ce que l'on appelle la plasticité phénotypique c'est-à-dire la capacité qu'a un individu à se modeler indépendamment des variations de son génome. Mais la possibilité qu'a un individu de se développer de telle ou telle façon, sa capacité d'adaptation est bien évidemment codée dans son génome. Ses propres caractéristiques d'espèces sont codées.
 Généralement, si le sexe est déjà codé dans le génome, on ne peut pas trop s'en éloigner ; alors que pour certains reptiles, oui - parce que leur sexe est déterminé par la température au moment de l'incubation : c'est le cas des tortues, des crocodiles et de certains lézards. Il existe des poissons qui changent de sexe allègrement plusieurs fois dans leur vie ! Ce n'est pas le cas chez les serpents. En revanche, certains pratiquent la parthénogenèse : du grec parthenos, jeune fille vierge, la parthénogenèse est une reproduction sans fécondation ; la femelle ovule des gamètes qui démarrent leur développement sans qu'ils aient besoin d'être stimulés par la fécondation. C'est assez connu, et des serpents sont parthénogénétiques comme les serpents vermiculaires, les Typhlops.

 Pour en revenir à la plasticité phénotypique, on sait que les organismes sont plus ou moins modelables. Parmi les expériences que l'on a faites, on en a réalisé quelques unes sur des grosses vipères du Gabon et des boas constricteurs : on a pris des lots de bébés que l'on a mis dans des régimes alimentaires différents, avec plus ou moins de nourriture - et sans surprise, ceux qui ont eu beaucoup à manger ont grandi plus que vite que les autres. Mais surtout, on a réussi à modifier leurs proportions crâniennes en fonction non pas de la quantité de nourriture, mais de la taille des proies uniquement : lorsqu'on change la taille relative des proies, on fait changer la forme du crâne. Cela montre que les serpents sont capables d'adapter leur morphologie à leur environnement. Ensuite, on a croisé à nouveau les mêmes lots ; et donc ceux qui avaient eu de grosses proies, n'ont reçu que de petites proies et réciproquement. On est alors arrivé à gommer une partie des effets induits par le précédent régime alimentaire - ce qui est intéressant, puisque celà signifie que ce processus d'adaptation est réversible, ce qui n'est pas le cas chez les oiseaux et les mammifères. Un petit oiseau ou un mammifère qui a mal démarré,ce n'est pas rattrapable; alors qu'un petit serpent qui a mal démarré, c'est rattrapable, du moins pendant une longue période de sa vie. C'est très intéressant, parce que cela montre que les serpents bénéficient d'une souplesse et d'une plasticité phénotypique  plus étendue que les mammifères et les oiseaux.
 
 Pour les serpents tigres qui ont donné lieu à des expériences combinant terrain et laboratoire, l'histoire est simple : sur l'île de Carnac au large de Perth, les serpents tigres se nourrissent de grosses proies, de poussins de mouettes, alors que la même espèce sur le continent mange surtout des grenouilles et des souris - donc, de plus petites proies. Sans surprise, les serpents tigres vivant sur l'île ont de grandes mâchoires, alors que ceux de Perth en ont des petites. On a donc capturé des femelles gravides dans chaque zone, on a gardé les petits, on les a mélangés puis on a refait des lots qu'on a soumis à différents régimes alimentaires. On a alors constaté que les petits issus de Carnac ont manifesté des capacités pour faire pousser leurs mâchoires, lorsqu'ils avaient de grandes proies beaucoup plus marquées que ceux de Perth, sur le continent. Mais on n'a pas testé la réversibilité. Cela tend à montrer que cette flexibilité est inscrite dans le génome, et que la plasticité phénotypique, elle-même, est supportée par des combinaisons de gènes particulières et donc est potentiellement soumise à sélection.

Pour conclure, ce qui vous fascine le plus, chez le serpent, ne serait ce pas cette flexibilité, justement ?


Oui. Le serpent est une créature qui bénéficie d'une souplesse fascinante dans toutes ses dimensions physiologiques, écologiques, et comportementales.

Propos recueilli à Chizé par Ariane Ploussard

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Mise à jour le 4 novembre 2008
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