Imaginons
que la destruction d'un habitat particulier entraîne la chute d'une
population : si on arrive à identifier la cause du problème, on peut
essayer d'y remédier. Par exemple, des collègues ont trouvé que l'une
des causes première de la disparition des albatros, c'était que les
oiseaux se faisaient attraper par les hameçons des palangriers, ces
bateaux qui déroulent des lignes gigantesques : ils se noyaient en
attrapant les hameçons avec les poissons. Il a été alors recommandé aux
bateaux d'utiliser des lignes la nuit, d'essayer de faire peur aux
oiseaux, et donc de modifier les pratiques de pêche, voire d'éloigner
les bateaux des endroits où les oiseaux pêchent le plus. Ce genre de
mesures est simple et efficace.
Quant aux serpents, leurs
problèmes tiennent principalement à la perte de leur habitat du fait de
l'action directe de l'homme : l'homme déteste la broussaille et les
ronces, qu'il trouve inesthétiques, donc il les détruit ; il emploie
alors le terme significatif de nettoyer. C'est une approche sans appel -
car cela signifie que c'était sale auparavant. Or les reptiles au sens
large aiment la broussaille - et ils ne sont pas les seuls, la plupart
des animaux apprécient ce milieu. On se bat, donc, pour réhabiliter la
broussaille, et démontrer que c'est un bel habitat naturel, dans lequel
on peut récolter des mûres pour faire de la confiture, par exemple. Et
puis, il y a des classes sur le terrain qui se promènent
aujourd'hui dans cette broussaille, à la recherche de serpents... Ils
sont ravis. Voilà le genre de chose qu'on fait à Chizé.
Ensuite,
on propose des techniques de restauration de l'habitat, d'aménagement.
On s'imagine souvent à tort qu'une forêt composée de hautes futaies est
préférable à une forêt très composite, parsemée de buissons et en
apparence anarchique ; le laboratoire dispense des formations afin de
changer cet a priori. La semaine prochaine, nous organisons justement un
stage avec l'ONF, l'Office National des Forêts : nous allons leur
montrer qu'en coupant quelques arbres et en laissant pousser la ronce,
on recrée des habitats très favorables et rapidement colonisés. Ce sont
des actions pratiques, très simples, qui coûtent peu cher et qui
fonctionnent bien.
Nous conduisons aussi des actions de
communication auprès des médias : on a participé à une émission réalisée
avec l'équipe de « C'est pas sorcier », sur les serpents ; je sais
qu'elle est rediffusée régulièrement ; elle a été vue par des millions
de personnes, et le message est simple : « il ne faut pas tuer les
serpents, et il ne faut pas être un acharné du nettoyage de terrain ».
Le terme herpétologie reste vague. D'une façon générale, et pour tous les domaines, tout ce qui touche l'homme de près est bien défini ; plus on s'en éloigne, plus les catégories deviennent floues : on regroupe de nombreux animaux dans de gros paquets. L'ornithologie forme un groupe précis, celui des oiseaux, la mammalogie est elle aussi assez bien définie, il s'agit des mammifères ; mais les autres groupes biologiques sont assez imprécis.
L'herpétologie désigne, grosso modo, les reptiles amphibiens - ce qui du point de vue de l'évolution ne veut pas dire grand-chose. Traditionnellement, elle s'intéresse aux grenouilles, aux serpents, aux lézards, aux tortues... Herpeton est un terme du grec ancien, assez vague qui désigne toutes ces petites bêtes qui rampent, qui grouillent ; cela peut être aussi bien des insectes que des lézards, c'est donc ce paquet d'animaux rampants, grouillants et plutôt écailleux. En effet, à l'époque où le terme herpeton était en usage, on ne disposait pas d'une taxinomie précise ; elle n'est apparue que bien plus tard. En fait, on mélangeait des groupes d'animaux qui n'ont rien à voir les uns avec les autres, sur des critères superficiels. Au niveau phylogénétique, il y a davantage de distance entre un crocodile et un lézard qu'entre un crocodile et un oiseau. Entre une couleuvre, et un lézard des murailles qui court dans l'herbe juste devant, il y a moins de distance qu'entre ce lézard et un gecko. On a tendance à regrouper les lézards d'un côté, et les serpents de l'autre : ce n'est pas exact, mais cela correspond à une habitude. L'herpétologie regroupe donc toutes ces petites bêtes qui grouillent, même si là dedans on peut mettre des crocodiles qui font parfois jusqu'à 500 kilos...
En
ce qui concerne l'évolution, il y a, pour simplifier, deux approches :
celle qu'on pratique au Laboratoire consiste à considérer que les
mécanismes de l'évolution sont toujours en marche ; on essaye donc de
voir dans quelle mesure les théories ou les idées qui sont proposées
sont valables et se vérifient à l'étude d'animaux vivants dans leur
milieu naturel ou en captivité. Cette démarche présente un avantage :
elle permet de travailler à partir de données très fines ; elle présente
également un inconvénient, parce qu'on ne dispose pas du recul
historique nécesaire.
L'approche complémentaire de la nôtre
est davantage paléontologique : les chercheurs essaient de reconstruire
l'histoire des êtres vivants, d'une part de façon traditionnelle - à
l'aide des fossiles, des traces que l'on peut récupérer dans les couches
géologiques et à partir desquelles on essaie de faire des
rapprochements et de dessiner des arbres phylogénétiques ; d'autre part,
avec des recherches moléculaires, parce que des traces de ce phénomène
temporel de l'évolution sont encore perceptibles dans le matériel
génétique des êtres vivants : une partie du génome, de l'ADN change à un
rythme relativement constant - c'est ce qu'on appelle des
horloges moléculaires. Ces
mécanismes sont, suppose t-on, relativement indépendants de l'influence
de l'environnement, sans en être complètement déconnectés ; ils donnent
à voir une sorte de compteur du temps. De plus, ils permettent de
déterminer des degrés de parenté entre les organismes : il y a plus de
parenté entre un perroquet et une perruche, qu'entre une perruche et une
grenouille. Cette parenté est également inscrite dans le génome. On
considère comme archaïques des espèces qui sont plutôt à la base de
divers embranchements - mais c'est en grande partie artificiel, car les
organismes qui ont effectivement été à la base de carrefours évolutifs
ont tous disparu. La définition des espèces dites archaïques repose donc
essentiellement sur des comparaisons. Ces espèces présentent, en fait,
des caractéristiques morphologiques et génétiques communes à des
espèces-souche dont elles se seraient depuis éloignées : c'est un petit
peu l'idée de l'ancêtre au plus petit dénominateur commun. Aucune
méthode n'est donc complètement fiable.
D'autre
part, il y a des choses qu'on n'explique pas : comment le serpent à
température stable sait-il quand il est temps de sortir, vu que
contrairement au hérisson, il n'a pas d'horloge interne qui le pousse à
le faire ? Au bout de plusieurs mois de jeûne, il doit renouveler ses
ressources alimentaires, alors que le serpent a une grosse marge de
manœuvre. Si les conditions sont mauvaises jusqu'au mois de juin, il ne
sortira pas ; si elle sont favorables au mois de juillet, il va sortir.
Dans son trou où il fait nuit, où la température n'a pas bougé, et
l'humidité proche de 100%, comment fait-il pour savoir ? On l'ignore. Il
ne sort pas dès la première journée de beau temps ; il attend, et ne
sort que si le beau temps doit s'installer dans la durée. Il peut
hiberner à nouveau s'il y a un coup de froid ; mais ce qui est
spectaculaire, c'est que non seulement il sait le temps qu'il fait, mais
qu'il a aussi une bonne idée du temps qu'il va faire ! On ignore
complètement comment il fait pour le savoir...
Oui, mais ce ne sont pas les mêmes mouvements : les premiers permettent un contrôle de l'humidité, et la respiration des œufs en permanence. Mais lorsqu'il se met à faire froid, notamment pour les pythons qui vivent loin de l'équateur ou après un orage quand le sol est trempé et se rafraîchit, les femelles peuvent réchauffer leur ponte avec des contractions musculaires ; elles les couvent donc activement en les réchauffant. C'est un cas assez unique dans le monde animal, car ce sont des ectothermes qui à un moment donné deviennent endothermes.
Pour en revenir à la plasticité phénotypique, on sait
que les organismes sont plus ou moins modelables. Parmi les expériences
que l'on a faites, on en a réalisé quelques unes sur des grosses vipères
du Gabon et des boas constricteurs : on a pris des lots de bébés que
l'on a mis dans des régimes alimentaires différents, avec plus ou moins
de nourriture - et sans surprise, ceux qui ont eu beaucoup à manger ont
grandi plus que vite que les autres. Mais surtout, on a réussi à
modifier leurs proportions crâniennes en fonction non pas de la quantité
de nourriture, mais de la taille des proies uniquement : lorsqu'on
change la taille relative des proies, on fait changer la forme du crâne.
Cela montre que les serpents sont capables d'adapter leur morphologie à
leur environnement. Ensuite, on a croisé à nouveau les mêmes lots ; et
donc ceux qui avaient eu de grosses proies, n'ont reçu que de petites
proies et réciproquement. On est alors arrivé à gommer une partie des
effets induits par le précédent régime alimentaire - ce qui est
intéressant, puisque celà signifie que ce processus d'adaptation est
réversible, ce qui n'est pas le cas chez les oiseaux et les mammifères.
Un petit oiseau ou un mammifère qui a mal démarré,ce n'est pas
rattrapable; alors qu'un petit serpent qui a mal démarré, c'est
rattrapable, du moins pendant une longue période de sa vie. C'est très
intéressant, parce que cela montre que les serpents bénéficient d'une
souplesse et d'une plasticité phénotypique plus étendue que les
mammifères et les oiseaux.
Pour les serpents tigres
qui ont donné lieu à des expériences combinant terrain et laboratoire,
l'histoire est simple : sur l'île de Carnac au large de Perth, les
serpents tigres se nourrissent de grosses proies, de poussins de
mouettes, alors que la même espèce sur le continent mange surtout des
grenouilles et des souris - donc, de plus petites proies. Sans surprise,
les serpents tigres vivant sur l'île ont de grandes mâchoires, alors
que ceux de Perth en ont des petites. On a donc capturé des femelles
gravides dans chaque zone, on a gardé les petits, on les a mélangés puis
on a refait des lots qu'on a soumis à différents régimes alimentaires.
On a alors constaté que les petits issus de Carnac ont manifesté des
capacités pour faire pousser leurs mâchoires, lorsqu'ils avaient de
grandes proies beaucoup plus marquées que ceux de Perth, sur le
continent. Mais on n'a pas testé la réversibilité. Cela tend à montrer
que cette flexibilité est inscrite dans le génome, et que la plasticité
phénotypique, elle-même, est supportée par des combinaisons de gènes
particulières et donc est potentiellement soumise à sélection.