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Le Ciel a-t-il formé cet amas de merveilles
Pour la demeure d'un serpent ?
Pierre Corneille
L'alcool
où trempent les corps pétrifiés des reptiles luit un peu. Derrière le
verre poli, il y a de longs enroulements de chairs écaillées, comme un
tissage de fils noirs, verts et dorés.
Le ventre blanc de l'animal se
contorsionne en spirales élastiques ; les squames de son dos se
pressent contre le verre. Sous la surface transparente, on aperçoit les
lames grises des crochets venimeux qui cernent la gueule béante de
l'ophidien.
C'est une collection de monstres rampants, familiers ou exotiques : vipère aspic, cobra royal, couleuvre à collier et crotale cornu. Sur les étagères du Muséum d'histoire naturelle, s'entassent les écrins de verre où la bête mortelle paraît s'être assoupie : de longs tubes fins ou des bonbonnes rondes, à la mesure de l'animal qu'ils enferment. Chaque bocal autrefois cacheté est soigneusement fermé d'un bouchon rodé à l'émeri ; rien ne doit s'échapper de la dernière demeure du serpent.
On
n'en fait plus de ces bocaux. Ils ont été remplacés par des bidons en
plastique qui empêchent mieux l'évaporation de l'alcool, la distillation
secrète d'une liqueur de serpent. Mais on les conserve précieusement,
car ils sont les reliquaires d'un savoir scientifique constitué au fil
des siècles, la mémoire du savant.
C'est le butin d'une chasse au
serpent menée au XIXe siècle par des naturalistes voyageurs : de leurs
expéditions en terres lointaines, ces herpétologistes ont ramené des
spécimens, les ont observés et nommés crotalus lugubris, viperia enphratica, python molurus, boa imperator, oligodon tanenitus...
Ils paraissent presque inoffensifs, les légendaires reptiles, sous leur nom latin et leur couvercle de verre. Le contour du bocal encadre les corps huileux et les offre au regard : on s'arrête, on contemple le reptile tant craint, qui d'ordinaire nous fait fuir. Comme si l'écran vitré nous dérobait l'animal réel pour lui substituer son fantôme naturalisé.
Dans
certains récipients, on les a mis à plusieurs, et leurs corps
s'emmêlent, comme lors de l'accouplement. Par le jeu des tubes mélangés,
se dessine une seule ligne de plis et de déplis, un organe unique aux
sinuosités fascinantes.
Il suffit qu'il fasse un peu sombre dans le
Muséum pour qu'apparaisse alors un animal fantastique, une hydre à mille
têtes. Peut-être un monstre est-il encore tapi, dans l'eau dormante des
bocaux ?
Chloé Le Meur