Warburg
a séjourné au printemps dans la Black Mesa, alors que le rituel du
serpent se déroule à la fin de l'été, au moment où les orages traversent
la région. Quelle importance Warburg accordait-il à ce rituel dont les
anthropologues de la Smithsonian Institution, à Washington, lui avaient
révélé l'existence ? Dans le premier texte qu'il publie en 1893,
consacré à Botticelli, Warburg pose la question de la manière dont les
artistes de la Renaissance ont représenté le mouvement. L'apparition de
la « forme serpentine » (l'expression apparaît déjà dans le texte
d'Alberti), est le symptôme du fait que les artistes se sont intéressés à
la représentation du mouvement. Warburg retrouve cette forme
(l'archétype de ce qui deviendra pour lui les Pathosformeln, les
formules pathétiques de l'expression) dans le traitement de l'enveloppe
extérieure des figures, (la chevelures et les voiles soulevés par le
vent...) Selon Warburg, l'apparition de la forme serpentine traduit
l'irruption d'une pulsion animiste dans la représentation : elle exprime
la volonté des artistes d'abolir la limite entre les images et les
corps animés. Représenter les corps en mouvement, c'est conduire les
figures au seuil de l'animation.
En se rendant aux confins de
l'Arizona pour assister au rituel du serpent Warburg voulait précisément
voir des figures se mettre en mouvement ; passer de l'autre côté du
miroir et entrer dans l'univers des représentations. Le voyage
amérindien est porté par un fantasme quasi hypnotique et peut-être cette
idée de mettre deux réalités absolument disparates en relation (la
Renaissance italienne et les rituels indiens), cette manière de produire
des collisions, a-t-elle à voir avec cette activité symbolique qu'il
avait observée chez les indiens, qui consiste à mettre les éléments de
la nature en contact violent pour produire une réaction, naturelle ou
surnaturelle.
Entre les textes où Warburg commence à explorer la
question du mouvement dans l'art de la Renaissance et son voyage au
Nouveau-Mexique et en Arizona qui date de l'hiver 1895-1896 s'inscrit un
épisode dont on a pas toujours mesuré l'importance : la publication
d'un texte consacré aux intermèdes montés à Florence en 1589 pour le
mariage de Christine de Lorraine et de Ferdinand de Médicis, une série
de spectacles créés à l'occasion des fêtes fastueuses qui marquèrent le
mariage princier et dont toute la documentation (dessins préparatoires
pour les costumes et les décors, notes des scénographes et des
architectes, témoignages de spectateurs...) sont conservés dans les
archives de Florence. En montant littéralement ces documents, Warburg
arrive, d'une certaine manière, au seuil de la reproduction des
intermèdes. Or, que sont ces spectacles ? Bien qu'ils se déroulent en
1589, au temps du maniérisme tardif, ils restent pour Warburg une sorte
de théâtralisation, de passage à la tridimensionnalité de la peinture de
la première Renaissance elle-même conçue comme une résurgence de la
mythologie antique. On y voit, par exemple, la naissance de Vénus,
montée sur la scène du Palazzo Pitti - exactement comme l'a représentée
Botticelli un siècle auparavant. Et dans le rituel du serpent, Warburg
ne pouvait pas ne pas reconnaître l'argument du cinquième et dernier
intermède, qui représente la lutte d'Apollon et du serpent Python.
Or,
le parallèle entre intermèdes et rituels ne s'arrête pas là : Warburg
partait aux Etats-Unis pour assister à New York au mariage de son frère
avec l'héritière de la banque Solomon-Loeb, mariage qui marquait
l'extension de la banque Warburg outre-Atlantique, un mariage princier à
l'ère du capitalisme moderne en quelque sorte (la date de son voyage,
1895, est d'ailleurs l'anagramme de celle du mariage de son frère,
1895). Et lorsqu'il quittera New York lassé, dit-il, de ces mondanités,
il parlera d' intermezzo' dans son voyage américain : il se produit
ainsi une véritable identification entre le voyage, et les spectacles
florentins, indentification que l'on peut suivre, étape par étape, à
travers les photographies que Warburg a réalisées tout au long de son
voyage, les intermèdes étant eux-mêmes une sorte de "réalisation" de la
peinture de la première Renaissance - qui reste son véritable horizon.