Le
masque Nâga Rassa est utilisé lors du spectacle kolam, un « opéra rural
» pratiqué dans les villes côtières du sud de Sri Lanka. Le mot
cinghalais désignant cette danse et ses masques signifie
« mascarade », « apparition fantastique » ou « aberration ».
Construit autour d'un mythe dont l'origine remonte au légendaire couple
royal Mahasammatha, le Kolam comporte plusieurs épisodes sans rapport
véritable entre eux, la narration prenant la forme de dialogues, de
textes en vers, de danse et de mime. Principalement organisée pour
guérir une femme enceinte des désirs maladifs qu'elle est censée
éprouver, à l'image de la reine Mahasammatha et selon la croyance
populaire, cette « pièce dansée » est porteuse d'un message moral. Elle
s'appuie sur la vie de Bouddha ou sur une histoire à connotation
ironique traitant de la condition humaine.
L'objet en bois
polychrome, conservé au Mask Museum d'Ambalangoda[1] le haut lieu du
masque à Sri Lanka, est l'œuvre du membre le plus illustre de la lignée
des mythiques Ariyapala, Ariyapala
gurunnanse [maître].
Ce
masque représente le « démon-cobra » auréolé d'un éventail de
cobras disposés en deux registres superposés, et répartis en trois zones
qui soulignent l'architecture de la tête et forment le front et les
deux oreilles du démon. Les nuances de gris et d'ocre, de jaune et de
vert, proches de la couleur naturelle des serpents, s'opposent au
chromatisme rouge vif de la face. Par le jeu du contraste et
l'alternance des couleurs, l'artisan souligne la structure tripartite de
l'objet tout en créant un effet de grouillement, de prolifération des
serpents. Les yeux du démon jaillissent de leurs orbites ; de ses
narines émergent deux cobras. Sa gueule entrouverte aligne des canines
démesurées, élément caractéristique de tous les masques de démons sri
lankais.
L'apparition de Nâga Rassa sur la scène s'inscrit dans
le Rassa kolama qui voit défiler vingt-quatre démons ; il introduit dans
le spectacle une dimension d'épouvante destinée à chasser les désirs
maladifs qui ont pris possession du corps de la reine mythique[2].
Si à sa vue la scène tremble, son destin n'en va pas moins rapidement
basculer face à Gurula, le roi des oiseaux et l'ennemi des serpents
[3] : Gurula va éloigner le démon et rétablir l'ordre, comme
il le fit jadis, selon la légende, lorsque, à l'aube des temps, il a
anéanti les serpents venimeux de Sri Lanka.
Ce masque qui devait
fasciner et effrayer les spectateurs ne manqua pas d'intriguer les
chercheurs ; il fut connu en Europe, dès le début du XIXe siècle, par
les écrits des observateurs anglais. L'une des représentations de Nâga
Rassa fut exposée au pavillon de Ceylan de l'exposition universelle qui
se tint à Paris en 1900. Le Nâga Rassa illustre la complexité de la
mythologie cinghalaise où les frayeurs populaires véhiculées par la
mémoire collective se mélangent aux légendes et aux religions.
Janaka Samarakoon
[1] Ce musée privé qui ouvrit ses portes en 1987 fut fondé à l'initiative de la compagnie Ariyapala & Sons.
[2]
Dans la croyance populaire, ces désirs sont personnifiés ; tout
comme ces masques de démon abondamment décorés de cobras que les
cinghalais affichent au-dessus du seuil de leurs maisons afin d'écarter
le mauvais œil.
[3] Gurula est connu aussi sous l'appellation
de Garuda, véhicule de Vishnu, fils de Kashyapa et de Vinatâ et frère
d'Aruna, le conducteur du char de Sûrya.