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Oui
mais cette beauté, tu ne peux pas l'expliquer si tu ne connais pas le
mythe. Le mythe est là, il est sous-jacent, mais tu ne le comprends
pas.[1]
Jean Rouch
Je suis allé à Songo ce matin et, avec sept porteurs recrutés sur place, ai ramené une cargaison de pierres à graffiti.[2]
Michel Leiris
Entre
Bandiagara et Mopti, dans l'amas rocheux qui domine le village de
Songo, ce « champignon pierreux » décrit par Michel Leiris, sur une
paroi que l'on appelle « auvent Desplagnes », du nom du lieutenant
qui l'a découverte, sont peints des signes dont seuls les initiés
peuvent épuiser le sens.
Songo, c'est le lieu où se finit le Sigui,
ce grand rituel que Germaine Dieterlen définit comme « la commémoration
de l'invention de la parole articulée chez les hommes et comme
conséquence l'invention de la mort » [3]. Le Sigui est à la fois un
récit cosmogonique - les Dogons fêtent l'arrivée de la parole sur terre,
et une célébration des ancêtres. C'est pourquoi il a lieu tous les
soixante ans, le temps qui sépare une génération d'une autre, pour que
la connaissance des rituels puisse se transmettre. Le Sigui se propage
de village en village pendant sept ans, jusqu'à Songo, où a lieu la
dernière étape, celle des rites de circoncision.
Sous
l'auvent, les jeunes garçons s'assoient sur des pierres où le sang de
leur circoncision va laisser des traces. « Pierres à graffiti », dit
Michel Leiris, désignant ainsi les pierres que les pères ornent de
motifs, vingt jours après la cérémonie, quand les plaies sont
cicatrisées, devant le village réuni. Sur la paroi elle-même, à
l'occasion des circoncisions qui ont lieu presque tous les trois ans,
les signes sont repeints, le plus souvent par les pères des futurs
circoncis, avec de la bouillie de mil, de la pierre rouge, parfois du
riz pilé - autant de substances qui sont liées à la création du monde
par Amma, dieu majeur dans la cosmognie dogon. Chaque signe y est
indéfectiblement lié aux autres dans ce récit de la création du monde.
Les
Dogons ont plusieurs ancêtres appelés Nommo, dont le serpent lébé. On
dit qu'il y a un lébé par région et que le Hogon est le prêtre de son
culte : « Le lébé des temps mythiques avait été inhumé dans le champ
primordial et les hommes, quand ils se trouvèrent trop à l'étroit dans
leurs cantons, résolurent d'emporter ses restes avec eux vers les pays
nouveaux qu'ils pensaient découvrir. Ayant creusé la tombe, leur aîné y
trouva les pierres d'alliance et aussi un grand serpent vivant » [4].
C'est lui qui aurait guidé les premiers Dogons sur le chemin de la
migration vers les falaises de Bandiagara : « Et le serpent Lébé,
partout présent, unique et multiple comme un Dieu, suivait chaque
fondateur. » Ce serpent que l'on voit onduler ici joue donc un rôle
primordial dans la cosmogonie dogon.
Depuis
la mission Dakar-Djibouti en 1931-1933, à la suite de Marcel Griaule,
de nombreux chercheurs ont travaillé en pays dogon (en particulier les
ethnologues Germaine Dieterlen, Denise Paulme, le cinéaste Jean Rouch),
tandis que les avancées de la recherche en ce domaine invitent
aujourd'hui à revisiter ces travaux ; dès lors, cette culture africaine
elle-même est devenue un mythe, et c'est au prisme de ces multiples
recherches que nous avons désormais accès aux mythes dogons.
Géraldine Prévot
[1]
Jean Rouch lors d'un entretien avec Enroci Fulchignoni enregistré en
août 1980 pour le catalogue édité en 1981 par le Ministère des Affaires
étrangères : « Jean Rouch, une rétrospective ».
[2] Michel Leiris, L'Afrique fantôme, Gallimard, 1934, rééd 1951, p161.
[3]
Germaine Dieterlen, citée par Jean Rouch dans le film « Les Dogon,
chronique d'une passion », réalisation Boutang P-A, Chevalier A,
Seligmann G., Arte Video, avril 2007.
[4] Marcel Griaule, Dieu d'eau, entretiens avec Ogotemmêli, Fayard, 1966, p122. 5 - Id. , p123.