C'était vraiment un conflit de visions : les
experts en développement, les agronomes qui survolaient la région
voyaient une forêt verte à perte de vue, et une immense fertilité. Ils
disaient que cette forêt-là, pourtant si riche, était inutilisée par les
Indiens qui y habitaient, alors qu'en réalité les Indiens utilisaient
la forêt intacte de toutes sortes de manières. Il s'agissait donc de
documenter les utilisations réelles que les Indiens faisaient de leur
forêt et de faire une étude des différentes conceptions de la nature.
Je
n'ai donc pas seulement étudié la façon dont les Indiens Ashanincas
utilisaient la forêt, mais aussi comment ils la concevaient. C'est dans
ce cadre-là que je suis tombé sur ce qu'on appelle le chamanisme - c'est
à dire, le fait que les Indiens eux-mêmes attribuent la source de leur
savoir sur les plantes et les animaux aux chamanes. Les Indiens disaient
que pour connaître les propriétés des plantes, par exemple, les
chamanes entraient en transe et conversaient avec des essences ou «
esprits » qui animent l'ensemble des êtres vivants qui sont des sources
d'information. Il s'agissait là d'une autre vision de la nature - non
pas une nature mécanique sans but ni intention, mais une nature animée
par toutes sortes d'intelligences. Le point de vue des chamanes était
qu'il y avait une intelligence associée à chaque espèce, et qu'en état
modifié de conscience, on pouvait entrer en communication avec l'esprit
d'un serpent, d'un jaguar ou d'une plante, et apprendre des choses.
Après
cette expérience, je suis revenu régulièrement interroger mes
consultants ashanincas, et je leur demandais - mais qu'est ce que c'est
que ces serpents que l'on aperçoit sous ayahuasca ?... L'épreuve
particulièrement difficile et mémorable que j'ai vécue dans cette
rencontre avec ces serpents fluorescents et hallucinatoires, c'est que,
dans une sorte de langage télépathique qui traversait mon front, ils
m'ont expliqué que je n'étais qu'un tout petit être humain. A ce
moment-là, je pouvais voir que ce qu'ils me disaient était vrai, et que
mon regard habituel sur la réalité tridimensionnelle et matérielle avait
des limites - à commencer par la présupposition que ce que mes yeux me
montraient n'existait pas. Dans l'arrogance de mon rationalisme, j'avais
toujours présupposé que ce niveau de réalité que j'étais en train
d'apercevoir dans mes visions n'existait pas. Je pensais que tout ça,
c'était de la superstition. Or, ce que je voyais alors avec mes yeux,
c'était quelque chose de beaucoup plus cohérent, coloré et puissant que
la réalité ordinaire.
En fait, cette science qui s'interdit le dialogue me
révolte. J'ai honte d'elle parce que j'aime la science, celle qui est
ouverte à toutes les hypothèses. Si on ne comprend pas ce que les gens
d'une autre culture disent, il faut pré-supposer que ce qu'ils disent
est vrai, plutôt que le contraire ; et si ce qu'ils disent contredit nos
propres pré-supposés, ayons au moins la maturité d'analyser nos propres
pré-supposés plutôt que de faire semblant de ne pas en avoir. Car
évidemment, maintenant on le sait, tout le monde a des présupposés ;
même les gens qui se considèrent comme objectifs.
- Et si
on prenait le chamanisme des peuples indigènes de l'Amazonie au sérieux ?
Si on prenait les chamanes au mot, tout simplement ? Si, dans leur
vision, ils voyaient des entités communes à toutes les formes de vie,
source d'information ? Il suffit de lire Mircea Eliade pour constater à
quel point les esprits aperçus par les chamanes autour de la terre sont
associés à une forme récurrente dans les cultures, qu'il appelle l'axis mundi, l'axe du monde : deux lianes entrelacées, un escalier en colimaçon, une échelle torsadée, deux serpents entrelacés... L'axis mundi,
la gémellité et le serpent mythologique sont inséparables un peu
partout dans le monde ; et partout, dans le symbolisme des chamanes, on
retrouve des rubans, des serpents, des escaliers en colimaçon, des
échelles torsadées, comme dans les marges d'à peu près toutes les images
sacrées du monde. Le zigzag, la double hélice et l'entrelacement
associés avec la guérison et la vie - partout, le plus vieux symbole de
la guérison et de la vie, qu'on retrouve maintenant dans de nombreuses
publicités de la biologie moléculaire. La double hélice, c'est le
symbole des chamanes sur les cinq continents depuis des millénaires.
Il faut lire, entre autres, Claude Lévi-Strauss sur cette question. C'est presque un lieu commun maintenant d'affirmer que le savoir cosmologique, éco-cosmologique des peuples indigènes du monde entier, a été mis en forme de mythes, qui sont des histoires à propos du savoir, et qui ont cette forme de récit abracadabrant parce que c'est précisément ce dont l'esprit humain arrive à se rappeler. Maintenant, on sait que si vous voulez transmettre du savoir à travers le temps, c'est comme cela qu'il faut faire : il faut le mettre en forme de narratif biscornu, que les gens aiment se raconter et dont les éléments sont modulables. Un mythe est une machine à transformations, comme a dit Lévi-Strauss ; l'histoire elle-même peut être différente chaque fois qu'on la raconte, cela ne change rien, les éléments principaux en sont quand même véhiculés à travers le temps. Lévi-Strauss a encore dit que les données de la science contemporaine sont tellement abracadabrantes en elles-mêmes qu'elles ont besoin de mythes pour être compréhensibles : ce qui manque à la science, ce sont les narrations héroïques pour pouvoir en rendre les données compréhensibles. L'anthropologie a découvert que le mythe comme antisavoir n'était qu'un préjugé : mythe et savoir vont, en réalité, main dans la main.
On peut faire une lecture relativement directe de
ce rapprochement, en notant que ce que les chamanes disent de leur côté
sur l'axis mundi et les esprits de la nature, on le retrouve dans les
dimensions même de l'ADN bien réelle et physico-chimique, dans nos
propres cellules.
A tous ceux qui prétendent que tout cela ne veut
rien dire, et que c'est juste une coïncidence, je réponds : - le seul
problème, c'est qu'il y a trop de coïncidences, on peut en remplir un
livre. Les chamanes et les biologistes moléculaires sont d'accord sur
trop de points concernant la nature de la nature. Ainsi, les chamanes
disent : nous avons une parenté avec les autres espèces - la biologie
moléculaire le confirme ; nous sommes à 99% identiques à des chimpanzés,
génétiquement au niveau des séquences en ADN. L'ADN permet de chiffrer
la parenté très réelle que les êtres humains ont avec les autres
espèces. Cette parenté est affirmée par les chamanes du monde entier
depuis des milliers d'années... La biologie moléculaire ne vient que
récemment de découvrir l'aspect matériel de cette parenté. Le chamanisme
valide la biologie moléculaire, et vice-versa. Ce ne sont que des
bonnes nouvelles : cela signifie qu'on est de la même famille que les
autres espèces.
Les présupposés judéo-chrétiens de notre culture nous ont placés sur une sorte de piédestal, au-dessus des autres espèces ; et la science nous apprend, en tout cas sur le plan physico-chimique, que rien ne nous sépare des plantes et des animaux. L'intuition chamanique et l'ontologie animiste ont donc raison du point de vue scientifique. - Que fait-on de cette constation ?
Mon point
de vue n'est pas une réduction, c'est une traduction d'un langage dans
l'autre : on peut faire communiquer la biologie moléculaire et le
chamanisme. Ensemble, on peut arriver aux mêmes conclusions, mais juste
d'un point de vue différent. Tout se passe comme si le chamanisme était
un « reverse angle » : on filme la scène sous un autre angle, Thierry,
depuis la caméra d'en face !.. On voit la même action, mais de l'autre
côté du terrain ; et parfois, l'angle inverse révèle des choses qu'on
n'avait pas vues avec la caméra principale - d'où l'intérêt de
multiplier les perspectives, et de combiner les systèmes de savoir.
Il
ne s'agit donc pas de réduction, mais de combinaison : d'abord, il
s'agit d'ouvrir notre système de savoir à la possibilité qu'il y en
ait un autre. Nous n'avons pas le monopole sur la réalité - ces
idées-là sont des inepties, qui font partie de notre arrogance
d'occidental judéo-chrétien rationaliste. - Qu'est-ce que les
judéo-chrétiens rationalistes ont laissé comme traces dans le monde
depuis 500 ans ? Cette arrogance va de pair avec le colonialisme, le
génocide, et toutes sortes de choses un peu pénibles, en somme.
En
fait, le rationalisme est une sorte de réaction au monothéisme : c'est
un système qui se veut capable de tout expliquer à lui tout seul. Je me
considère comme rationaliste, c'est clair - mais pas jusqu'au bout des
ongles, dans le sens que je ne crois pas que seul ce qui est mesurable
est réel (- ratio venant de je calcule ) : il y a des choses
très importantes dans la vie qu'on ne peut pas calculer - l'amour que
j'éprouve pour mes enfants n'est pas calculable, par exemple, mais
personne ne va me convaincre que ce n'est pas important et que ce n'est
pas réel non plus. Or il me semble qu'actuellement, du côté des
Universités, l'idée de réellement combiner les sciences rationnelles
avec un dialogue inter-épistémologique avec les chamanes qui hallucinent
pour de vrai n'intéresse pas grand monde.
Reagrdez ce livre[1] : il a été fait par les
peuples indigènes de l'Amazonie péruvienne pour leurs écoles, dans un
programme d'éducation bilingue et interculturelle où 15 tribus ont créé
une Ecole Normale pour préparer leurs jeunes à devenir professeurs dans
leur langue maternelle et en espagnol ( - chaque peuple élit un couple
de spécialistes). Dans ce livre, les auteurs sont des spécialistes de
chaque peuple. Les Ashanincas par exemple représentent leur propre
vision, ou cosmovision. C'est écrit par un Ashaninca, en espagnol ; les
dessins sont ceux d'un Ashaninca qui produit cette cosmo-vision en l'an
2000. On y retrouve partout le serpent, avec
l'échelle.
Or, si vous étudiez
le contexte indigène amazonien, le serpent n'est jamais seul dans les
cosmologies, il n'est jamais focalisé : il est toujours associé à la
diversité de la vie, il est en rapport avec d'autres êtres, plantes,
animaux ; ayahuasca, jaguar, tabaco sont notamment dans les parages ; et
il est associé à la mère de l'ayahuasca, qui est la mère de toutes les
plantes et dont l'essence même est de se transformer. C'est aussi le
symbole de la transformation : il est serpent, ensuite il se transforme,
et il devient autre.
On dit par exemple de la mère de l'ayahuasca
qu'elle se présente sous forme d'un anaconda, et ensuite qu'elle se
transforme en femme, en très belle femme ; c'est une notion qui revient
régulièrement dans la littérature. Si vous vous focalisez uniquement sur
le serpent, vous ratez le rapport avec les autres entités et donc,
l'importance de ce qui est transformation dans le serpent. Ce que
montrent un grand nombre de ces images dessinées par des spécialistes
indigènes amazoniens, ce sont ces êtres en transformation, des êtres
hybrides, qui sont mi serpent, mi autre chose, et qui fait partie du
serpent mythologique.
[1] El ojo verde : cosmoviosiones amazonicas Lima, Peru : AIDESEP/Fundacion Telefonica, 2000