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Jérémy Narby

Jéremy Narby est anthropologue et écrivain.


Le point de départ de la recherche qui vous a mené au serpent cosmique est un séjour en Amazonie péruvienne....


Jérémy Narby : A l'origine, je ne cherchais pas du tout le serpent cosmique, ni mythologique. J'étais un jeune anthropologue marxiste, et je m'intéressais à des questions d'économie politique, notamment aux politiques des grandes banques mondiales de développement qui investissaient des centaines de millions de dollars pour soi disant développer l'Amazonie péruvienne. Ce qu'elles faisaient en fait, c'était confisquer des territoires indigènes pour  les remettre à des colons qui ensuite déboisaient la forêt et y élevaient du bétail. C'était une situation tendue; les experts de développement disaient que les peuples indigènes ne savaient pas utiliser leurs ressources rationnellement, ce qui justifiait la confiscation de leur territoire. J'ai cherché à faire une recherche anthropologique politiquement engagée en faveur des peuples indigènes de la région pour essayer de montrer qu'ils utilisaient leurs ressources rationnellement et méritaient donc le droit de posséder leurs territoires. C'était une critique délibérée de la politique de développement de la banque mondiale et consœurs. Effectivement, les représentants du monde occidental avaient surtout dit à ces Indiens de la forêt que leur savoir ne valait rien : ils avaient perdu leur confrontation avec l'histoire, et la technologie des blancs avait triomphé ; le savoir des indiens était réduit à l'état de superstition.

C'était vraiment un conflit de visions : les experts en développement, les agronomes qui survolaient la région voyaient une forêt verte à perte de vue, et une immense fertilité. Ils disaient que cette forêt-là, pourtant si riche, était inutilisée par les Indiens qui y habitaient, alors qu'en réalité les Indiens utilisaient la forêt intacte de toutes sortes de manières. Il s'agissait donc de documenter les utilisations réelles que les Indiens faisaient de leur forêt et de faire une étude des différentes conceptions de la nature.
Je n'ai donc pas seulement étudié la façon dont les Indiens Ashanincas utilisaient la forêt, mais aussi comment ils la concevaient. C'est dans ce cadre-là que je suis tombé sur ce qu'on appelle le chamanisme - c'est à dire, le fait que les Indiens eux-mêmes attribuent la source de leur savoir sur les plantes et les animaux aux chamanes. Les Indiens disaient que pour connaître les propriétés des plantes, par exemple, les chamanes entraient en transe et conversaient avec des essences ou « esprits » qui animent l'ensemble des êtres vivants qui sont des sources d'information. Il s'agissait là d'une autre vision de la nature - non pas une nature mécanique sans but ni intention, mais une nature animée par toutes sortes d'intelligences. Le point de vue des chamanes était qu'il y avait une intelligence associée à chaque espèce, et qu'en état modifié de conscience, on pouvait entrer en communication avec l'esprit d'un serpent, d'un jaguar ou d'une plante, et apprendre des choses.

Ces chamanes parlaient-ils bien d' « esprits » ?


Lorsqu'ils parlaient en espagnol, les Indiens disaient espiritu ;  mais dans leur propre langue, ils disaient maninkari. Les maninkaris sont des entités invisibles à l'œil nu qu'on ne peut apercevoir qu'en état modifié de conscience, après avoir absorbé du tabac ou de l'ayahuasca. Le mot maninkari en ashaninca veut dire « ceux qui sont cachés », alors que l'étymologie du mot esprit en latin vient de « respiration » : le concept ashaninca est bien différent du concept européen d'« esprit », en tout cas du point de vue de son étymologie.
Encouragé par mes consultants ashanincas, j'ai essayé de l'ayahuasca, dont les Indiens disaient : « c'est la télévision de la forêt. En buvant cette décoction, nous voyons des images et nous apprenons des choses. Si tu veux savoir comment nous savons, tu dois en boire ». Et c'est lors de ma première expérience à l'ayahuasca que j'ai vécu une rencontre fracassante dans mes visions avec d'énormes serpents fluorescents - j'ai longuement décrit cette rencontre dans mon livre « le serpent cosmique ». Ces serpents fluorescents, qui s'avèrent être communs à toutes les visions sous l'ayahuasca, m'ont profondément marqué.

Après cette expérience, je suis revenu régulièrement interroger mes consultants ashanincas, et je leur demandais - mais qu'est ce que c'est que ces serpents que l'on aperçoit sous ayahuasca ?... L'épreuve particulièrement difficile et mémorable que j'ai vécue dans cette rencontre avec ces serpents fluorescents et hallucinatoires, c'est que, dans une sorte de langage télépathique qui traversait mon front, ils m'ont expliqué que je n'étais qu'un tout petit être humain. A ce moment-là, je pouvais voir que ce qu'ils me disaient était vrai, et que mon regard habituel sur la réalité tridimensionnelle et matérielle avait des limites - à commencer par la présupposition que ce que mes yeux me montraient n'existait pas. Dans l'arrogance de mon rationalisme, j'avais toujours présupposé que ce niveau de réalité que j'étais en train d'apercevoir dans mes visions n'existait pas. Je pensais que tout ça, c'était de la superstition. Or, ce que je voyais alors avec mes yeux, c'était quelque chose de beaucoup plus cohérent, coloré et puissant que la réalité ordinaire.

Est-ce qu'il s'agissait alors d'une expérience d'ordre visuel, cérébral ou tout à fait corporel ?


C'était à la fois tout à fait visuel, tout à fait corporel, et tout à fait mental ; comme si vous voyiez votre propre regard sur le monde, éclatant subitement en mille morceaux sous les coups d'une pioche : en un instant, votre « Weltanschauung » vole en éclats ; vous vous rendez compte que votre regard est d'une arrogance sans fond - à la suite de quoi, vous devez vomir, car cette expérience affecte le système nerveux central qui entoure l'estomac.
- En fait, le cerveau ne s'arrête pas au crâne : il y a plusieurs centaines de millions de neurones autour de votre tube digestif, et lorsque le système nerveux autonome est affecté, c'est là que vous devez vomir. C'est aussi là que les visions de l'ayahuasca  sont les plus fortes : soit juste avant, soit juste après avoir vomi ; cette expérience touche votre « bodymind » ou « corps-esprit ».
Une fois que vous avez vu que votre regard sur le monde était d'une arrogance sans fond, vous n'avez plus qu'à vomir de honte, et ensuite vous rendre compte que vous ne méritez même pas le droit d'avoir honte. En fait, c'est une bonne hygiène.

Une sorte d'électrochoc ?

Si on veut ; mais c'est plus biologique qu'un électrochoc : c'est serpentin.

Serpentin ? Voulez-vous dire que c'est à la suite à cette expérience avec l'ayahuasca, que vous avez eu envie de faire des recherches sur le serpent ?

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Non. Pendant de longues années, je n'ai pas eu envie de chercher de ce côté là. Au contraire, ça m'a fait assez peur. J'ai eu envie de rejoindre la terre ferme et le rationnel. D'ailleurs, je me suis occupé de trouver le financement pour la titularisation, la démarcation territoriale des peuples indigènes de l'Amazonie occidentale pendant 8 ans. C'était un travail politique et économique, en solidarité avec les peuples indigènes de l'Amazonie. La titularisation de 90 % des terres indigènes a été acquise - ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a plus de problèmes, que c'est définitif. Cela ne veut pas dire qu'il faut arrêter le combat ; mais il y a quand même eu des choses qui ont bougé de ce côté-là.
Les Indiens disaient : « après la reconnaissance de nos territoires, on veut la reconnaissance de nos connaissances » ; qu'est ce que cela signifie ? - On va chez eux, on regarde quelles plantes leurs chamanes utilisent, ensuite on pique leurs plantes, on les emporte au labo, on trouve les molécules actives et puis on les brevette ! Mais la question se pose : comment savent-ils ce qu'ils savent, ces chamanes ?...  - Hé bien justement, à force d'avoir posé ces questions chez les Ashaninca, je le savais. Ces gens-là situent la source de leur savoir du côté des visions de leurs chamanes. Et puisque j'étais un anthropologue activiste en faveur des droits des peuples indigènes, qui avait déjà milité pour la démarcation de leur territoire, les Indiens me demandaient la reconnaissance de leurs connaissances.
La question était délicate. On voit bien qu'à partir de Rio en 92, tout le monde est d'accord pour parler du savoir écologique des peuples indigènes - mais que personne ne parle de l'origine hallucinatoire d'une partie de ce savoir, telle que les indigènes eux-mêmes en parlent ; on peut utiliser leurs plantes, mais on ne peut même pas poser la question de l'origine de leur savoir. - On est soi-disant des modèles de démocratie et de science ouverte à toutes les hypothèses, et on ne peut même pas parler avec les peuples indigènes de l'Amazonie sur l'origine de leur remarquable savoir botanique ?... Ce n'est pas tenable, et  c'est politiquement inacceptable - et je dis cela parce que je crois en la science.

En fait, cette science qui s'interdit le dialogue me révolte. J'ai honte d'elle parce que j'aime la science, celle qui est ouverte à toutes les hypothèses. Si on ne comprend pas ce que les gens d'une autre culture disent, il faut pré-supposer que ce qu'ils disent est vrai, plutôt que le contraire ; et si ce qu'ils disent contredit nos propres pré-supposés, ayons au moins la maturité d'analyser nos propres pré-supposés plutôt que de faire semblant de ne pas en avoir. Car évidemment, maintenant on le sait, tout le monde a des présupposés ; même les gens qui se considèrent comme objectifs.
 
- Et si on prenait le chamanisme des peuples indigènes de l'Amazonie au sérieux ? Si on prenait les chamanes au mot, tout simplement ? Si, dans leur vision, ils voyaient des entités communes à toutes les formes de vie, source d'information ? Il suffit de lire Mircea Eliade pour constater à quel point les esprits aperçus par les chamanes autour de la terre sont associés à une forme récurrente dans les cultures, qu'il appelle l'axis mundi, l'axe du monde : deux lianes entrelacées, un escalier en colimaçon, une échelle torsadée, deux serpents entrelacés... L'axis mundi, la gémellité et le serpent mythologique sont inséparables un peu partout dans le monde ; et partout, dans le symbolisme des chamanes, on retrouve des rubans, des serpents, des escaliers en colimaçon, des échelles torsadées, comme dans les marges d'à peu près toutes les images sacrées du monde. Le zigzag, la double hélice et l'entrelacement associés avec la guérison et la vie - partout, le plus vieux symbole de la guérison et de la vie, qu'on retrouve maintenant dans de nombreuses publicités de la biologie moléculaire. La double hélice, c'est le symbole des chamanes sur les cinq continents depuis des millénaires.

Vous pensez donc que les récits mythologiques sont une source de savoir en tant que tel ?

Il faut lire, entre autres, Claude Lévi-Strauss sur cette question. C'est presque un lieu commun maintenant d'affirmer que le savoir cosmologique, éco-cosmologique des peuples indigènes du monde entier, a été mis en forme de mythes, qui sont des histoires à propos du savoir, et qui ont cette forme de récit abracadabrant parce que c'est précisément ce dont l'esprit humain arrive à se rappeler. Maintenant, on sait que si vous voulez transmettre du savoir à travers le temps, c'est comme cela qu'il faut faire : il faut le mettre en forme de narratif biscornu, que les gens aiment se raconter et dont les éléments sont modulables. Un mythe est une machine à transformations, comme a dit Lévi-Strauss ; l'histoire elle-même peut être différente chaque fois qu'on la raconte, cela ne change rien, les éléments principaux en sont quand même véhiculés à travers le temps. Lévi-Strauss a encore dit que les données de la science contemporaine sont tellement abracadabrantes en elles-mêmes qu'elles ont besoin de mythes pour être compréhensibles : ce qui manque à la science, ce sont les narrations héroïques pour pouvoir en rendre les données compréhensibles. L'anthropologie a découvert que le mythe comme antisavoir n'était qu'un préjugé : mythe et savoir vont, en réalité, main dans la main.

Vous pensez que la science a besoin de grands récits ?

Je ne suis de loin pas le seul à le penser. Quelqu'un comme E. O. Wilson - c'est le « Monsieur Biodiversité » à Harvard, qui écrit des volumes sur les fourmis, et qui parle de « biophilie », lui, est très clair sur ce point : il appelle la science à commencer à assumer une production de mythes. C'est à la science de nous raconter aussi nos origines. Les cosmologies de sont pas les seules à pouvoir nous parler de la création du monde : la science désormais peut le faire. Quatre milliards d'années d'évolution sur la terre, ça se raconte ; et le format de trajectoire héroïque convient bien. Les mythes du monde ont des structures similaires. Jung et Campbell et d'autres en ont parlé ; et même les cinéastes de Hollywood utilisent ces structures narratives mythologiques. La quête héroïque, Star Wars, sont simplement décalqués sur les mythes du monde ; parce que, si vous voulez intéresser les êtres humains, vous leur racontez l'histoire d'une trajectoire héroïque : le héros part en quête, il a besoin de trouver un savoir pour surmonter une contradiction donnée. Il rencontre toutes sortes d'ennemis mais aussi des alliés. Il y a une confrontation finale qui le transforme et qui, ensuite, change sa situation - une transformation a lieu : the end. Voilà la structure de base, et cette histoire-là est racontée 10 000 fois dans les mythes du monde, comme dans les films à succès - c'est une vieille histoire qui marche à tous les coups. Si vous voulez transmettre du savoir, construisez votre histoire avec des bouts de savoir, mais faites en sorte que la narration ait cette forme-là.
Le serpent cosmique est structuré selon ce modèle : c'est l'histoire d'un anthropologue qui est confronté à une énigme énoncée dans le premier paragraphe du livre ; par la suite, il tente de la résoudre ; en conclusion, il ne la résout pas vraiment, mais l'aventure était belle ( elle amène d'autres questions), et l'auteur en a été transformé.

Dans ce livre, vous évoquez le serpent, cet animal qui peut s'enrouler : est-ce seulement parce qu'à vos yeux, sa forme évoque la structure de l'ADN, ou bien parce qu'elle représenterait autre chose ?

Dans les mythologies, le serpent cosmique est représenté de toutes sortes de façons différentes : parfois à mille têtes, parfois avec des ailes, parfois petit comme un spermatozoïde, parfois entourant la planète, parfois à deux têtes, parfois avec des pieds, parfois en train de voler dans les étoiles... Quelle que soit la culture, les aborigènes d'Australie, les Mexicains, on retrouve cette diversité du serpent mythologique : je n'ai pas l'impression de réduire, mais j'ai l'impression de traduire cette universalité.
J'ai proposé de faire une lecture en termes de biologie moléculaire de ce dont parlent les chamanes depuis la nuit des temps. Car on peut, de fait, reconnaître cette forme serpentine, synonyme de vie et de santé, au cœur de chaque cellule de chaque être vivant : - oui, la molécule d'ADN dans nos propres cellules a des proportions de reptile gigantesque, enroulé sur lui-même et d'une extrême longueur. Les chamanes du monde entier associent les esprits de la nature avec l'axis mundi qui a cette forme en double hélice et qui est réputée être d'une extrême longueur, si longue qu'elle relie le ciel et la terre dans la plupart des cas. Or il se trouve que dans un corps humain, il y a environ 200 milliards de km de molécules d'ADN qui ont précisément cette forme en double hélice ; chaque cellule contient environ 2 mètres d'ADN ; et si vous mettez 1014 cellules d'ADN bout à bout, vous arrivez à l'équivalent de 70 allers retours entre Saturne et le soleil.

On peut faire une lecture relativement directe de ce rapprochement, en notant que ce que les chamanes disent de leur côté sur l'axis mundi et les esprits de la nature, on le retrouve dans les dimensions même de l'ADN bien réelle et physico-chimique, dans nos propres cellules.
A tous ceux qui prétendent que tout cela ne veut rien dire, et que c'est juste une coïncidence, je réponds : - le seul problème, c'est qu'il y a trop de coïncidences, on peut en remplir un livre. Les chamanes et les biologistes moléculaires sont d'accord sur trop de points concernant la nature de la nature. Ainsi, les chamanes disent : nous avons une parenté avec les autres espèces - la biologie moléculaire le confirme ; nous sommes à 99% identiques à des chimpanzés, génétiquement au niveau des séquences en ADN. L'ADN permet de chiffrer la parenté très réelle que les êtres humains ont avec les autres espèces. Cette parenté est affirmée par les chamanes du monde entier depuis des milliers d'années... La biologie moléculaire ne vient que récemment de découvrir l'aspect matériel de cette parenté. Le chamanisme valide la biologie moléculaire, et vice-versa. Ce ne sont que des bonnes nouvelles : cela signifie qu'on est de la même famille que les autres espèces.

Les présupposés judéo-chrétiens de notre culture  nous ont placés sur une sorte de piédestal, au-dessus des autres espèces ; et la science nous apprend, en tout cas sur le plan physico-chimique, que rien ne nous sépare des plantes et des animaux. L'intuition chamanique et l'ontologie animiste ont donc raison du point de vue scientifique. - Que fait-on de cette constation ?

Mon point de vue n'est pas une réduction, c'est une traduction d'un langage dans l'autre : on peut faire communiquer la biologie moléculaire et le chamanisme. Ensemble, on peut arriver aux mêmes conclusions, mais juste d'un point de vue différent. Tout se passe comme si le chamanisme était un « reverse angle » : on filme la scène sous un autre angle, Thierry, depuis la caméra d'en face !.. On voit la même action, mais de l'autre côté du terrain ; et parfois, l'angle inverse révèle des choses qu'on n'avait pas vues avec la caméra principale - d'où l'intérêt de multiplier les perspectives, et de combiner les systèmes de savoir.
Il ne s'agit donc pas de réduction, mais de combinaison : d'abord, il s'agit d'ouvrir notre système de savoir à la possibilité qu'il y en ait  un autre. Nous n'avons pas le monopole sur la réalité - ces idées-là sont des inepties, qui font partie de notre arrogance d'occidental judéo-chrétien rationaliste. - Qu'est-ce que les judéo-chrétiens rationalistes ont laissé comme traces dans le monde depuis 500 ans ? Cette arrogance va de pair avec le colonialisme, le génocide, et toutes sortes de choses un peu pénibles, en somme.
En fait, le rationalisme est une sorte de réaction au monothéisme : c'est un système qui se veut capable de tout expliquer à lui tout seul. Je me considère comme rationaliste, c'est clair - mais pas jusqu'au bout des ongles, dans le sens que je ne crois pas que seul ce qui est mesurable est réel  (- ratio venant de  je calcule ) : il y a des choses très importantes dans la vie qu'on ne peut pas calculer - l'amour que j'éprouve pour mes enfants n'est pas calculable, par exemple, mais personne ne va me convaincre que ce n'est pas important et que ce n'est pas réel non plus. Or il me semble qu'actuellement, du côté des Universités, l'idée de réellement combiner les sciences rationnelles avec un dialogue inter-épistémologique avec les chamanes qui hallucinent pour de vrai n'intéresse pas grand monde.

Dans notre exposition « Sur les traces du serpent », il s'agit de rendre compte de la richesse symbolique du serpent à travers les temps et les cultures, autant en Occident que hors de l'Occident.

On a de moins en moins besoin d'anthropologues comme moi pour commenter le serpent mythologique, et on a de plus en plus besoin de consulter les indigènes qui sont encore vivants et qui ont quelque chose à dire. Parce que ce que j'ai à dire, a déjà été dit dans des livres et par d'autres. Je ne me considère, par définition, pas à la pointe de ce qui concerne la pensée mythologique des peuples indigènes. Ce sont les peuples indigènes qui sont à la pointe.


Reagrdez ce livre[1] : il a été fait par les peuples indigènes de l'Amazonie péruvienne pour leurs écoles, dans un programme d'éducation bilingue et interculturelle où 15 tribus ont créé une Ecole Normale pour préparer leurs jeunes à devenir professeurs dans leur langue maternelle et en espagnol ( - chaque peuple élit un couple de spécialistes). Dans ce livre, les auteurs sont des spécialistes de chaque peuple. Les Ashanincas par exemple représentent leur propre vision, ou cosmovision. C'est écrit par un Ashaninca, en espagnol ; les dessins sont ceux d'un Ashaninca qui produit cette cosmo-vision en l'an 2000. On y retrouve partout le serpent, avec l'échelle.      
Or, si vous étudiez le contexte indigène amazonien, le serpent n'est jamais seul dans les cosmologies, il n'est jamais focalisé : il est toujours associé à la diversité de la vie, il est en rapport avec d'autres êtres, plantes, animaux ; ayahuasca, jaguar, tabaco sont notamment dans les parages ; et il est associé à la mère de l'ayahuasca, qui est la mère de toutes les plantes et dont l'essence même est de se transformer. C'est aussi le symbole de la transformation : il est serpent, ensuite il se transforme, et il devient autre.
On dit par exemple de la mère de l'ayahuasca qu'elle se présente sous forme d'un anaconda, et ensuite qu'elle se transforme en femme, en très belle femme ; c'est une notion qui revient régulièrement dans la littérature. Si vous vous focalisez uniquement sur le serpent, vous ratez le rapport avec les autres entités et donc, l'importance de ce qui est transformation dans le serpent. Ce que montrent un grand nombre de ces images dessinées par des spécialistes indigènes amazoniens, ce sont ces êtres en transformation, des êtres hybrides, qui sont mi serpent, mi autre chose, et qui fait partie du serpent mythologique.

[1] El ojo verde : cosmoviosiones amazonicas Lima, Peru : AIDESEP/Fundacion Telefonica, 2000


Entretien réalisé par Maria Rijavec, le 11/03/2008 dans le Jura suisse.


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Mise à jour le 2 novembre 2008
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