Henri
Gougaud : Je ne fais pas vraiment de différence entre l'écriture des
contes et l'écriture romanesque. Dans l'un et l'autre cas, je raconte
une histoire. Du point de vue de l'écriture, ce n'est pas radicalement
différent ; d'un autre point de vue, quand j'écris un conte, l'histoire
n'est pas de moi. J'estime faire un travail de restaurateur.
Il y a
deux sortes de conteurs : les conteurs purement transmetteurs, qui
redisent la version des contes qu'ils ont entendue - ma grand-tante par
exemple, qui était une conteuse paysanne, avait quatre ou cinq contes
merveilleux, qu'elle avait appris de sa grand-mère et qu'elle m'a
toujours racontés de la même manière, sans changer un mot, sans changer
une intonation, comme les avait entendus sa grand-mère.
Et puis, il y
a les conteurs créateurs, qui établissent leur version du conte : il y a
d'innombrables versions des contes de Perrault - la version de Perrault
est une version parmi d'autres. En ce qui me concerne, j'établis ma
propre version de contes dont je ne suis pas l'auteur, puisque les
contes populaires n'ont pas d'auteur, c'est une de leurs
caractéristiques.
Le conte implique aussi une relation à l'oral,
puisque les contes ont été oraux pendant des siècles, des millénaires,
et ils le sont encore. Un conte est fait pour être raconté. Un roman est
fait pour être lu.
Si
je veux être honnête, cela risque d'être compliqué... il faut peut-être
remonter à la source... j'avais à peu près votre âge quand je suis
tombé dans le chaudron des contes, grâce à une rencontre avec un
professeur. J'étais à l'université de Toulouse où je faisais des études
de Lettres. J'avais un professeur qui s'appelait René Nelli, un
spécialiste des Troubadours qui était aussi ethnologue. Il faisait la
collecte de traditions orales dans le Languedoc. J'avais une relation
assez forte avec lui parce que j'écrivais des chansons, je traduisais
les Troubadours. Il m'avait encouragé à le faire en me disant que la
liberté que je prenais avec les troubadours, c'était exactement ce qu'il
fallait faire ! C'était un grand érudit, et il m'a sans cesse encouragé
à me libérer de l'intimidation universitaire.
Je l'accompagnais
parfois dans ses collectes ; et comme j'avais l'ambition d'être
écrivain, j'ai d'abord considéré les contes et légendes que l'on
recueillait comme un matériau possible pour ce que je comptais
écrire plus tard : je remplissais mes greniers. Au départ, c'était
purement utilitaire. Un peu plus tard, j'ai découvert que je me
confrontais à un mystère vertigineux ; car comment se fait-il que ces
histoires-là, les histoires que tout le monde connaît, comme le Petit
Poucet, Blanche-Neige, le Petit Chaperon Rouge, qui sont des histoires
anodines en apparence, ont traversé les siècles ? Parfois, les
millénaires !
Le plus ancien conte écrit est celui des Deux Frères.
Il a été déniché sur un papyrus égyptien vers 1300 av. JC, et il
existe encore une quarantaine de versions de ce conte en Europe. On a
trouvé la plus ancienne version de Cendrillon en Chine au VIIe siècle !
Il y a donc une réelle vitalité de ces petites histoires que le
dictionnaire définit presque comme des jeux pour amuser les enfants...
Imaginez que Cendrillon, qui a traversé les montagnes, les mers, les
grandes invasions, les pestes, les guerres, est arrivée jusqu'à nous, et
qu'elle continue d'être racontée, portée par la seule parole humaine !
C'est incroyable !... Alors qu'il n'y a pas d'œuvres estimées plus
négligeables que les contes. Pourtant, ils traversent les siècles,
tandis que de nombreuses œuvres réputées immortelles se perdent. C'est
parce qu'il y a là probablement quelque chose d'essentiel.
René Nelli me parlait du fatum librorum,
du destin des oeuvres des Romains, qui stipule que tant qu'une œuvre
est nourricière, elle dure. Quels que soient les obstacles, quelles que
soient les difficultés de l'œuvre pour trouver ses oreilles, elle les
trouve ; ça m'a beaucoup frappé. D'abord, parce qu'en tant qu'auteur, je
n'ai aucun souci à me faire : tant que ce que je fais sera nourricier
pour quelqu'un, cela durera ; et quand cela cessera d'être nourricier,
cela ne durera plus, et je n'ai pas à m'en occuper. Ensuite, cela
suppose quelque chose d'important pour moi, c'est que ces histoires-là
sont dotés d'une énergie propre, d'une force. Les peuples dits «
primitifs », pour la plupart, en tout cas en Afrique, en Amérique
indienne, considèrent les contes et légendes comme des êtres vivants :
passant sans cesse de conteur en conteur, ils se nourrissent de la vie
des gens qui les racontent.
Ma relation avec les contes est celle des «
primitifs » ; je considère les contes comme des êtres vivants. - Bien
sûr, mon rationalisme s'insurge : Il y a une part de moi qui n'y
croit pas, comme il y a une part de vous qui, à l'instant, ne croit pas
ce que je dis. La part de nous qui ne peut pas y croire, c'est
l'intelligence rationnelle, celle qui veut un sol assuré sous nos pas,
qui veut des preuves. Mais il y a une autre part de nous, que l'on peut
résumer sous le terme d'intelligence sensible, qui dit - pourquoi pas ?
J'ai
aussi appris à ne plus trop m'occuper du vrai et du faux, du réel et de
l'irréel. Sur les conseils de quelques « primitifs » que j'ai pu
rencontrer, j'ai échangé cette question contre une autre : « je peux
m'en servir, ou je ne peux pas m'en servir ? ». Je ne me pose plus la
question de savoir si telle chose est vraie ou fausse - nous avons tous
une énergie limitée, ce n'est pas la peine de la gaspiller à des
questions inutiles... J'estime que les contes sont des êtres
vivants, et j'ai un rapport humain avec eux, même s'ils n'ont pas
de corps. Nous avons tous en nous des êtres chers - grands-pères,
grands-mères, dont nous n'avons plus la présence, mais que l'on porte en
soi, à qui l'on pense, qui nous nourrissent, et avec qui nous
entretenons une relation vivante. ...Pourquoi entretenir ce type de
relation avec les contes, plutôt qu'une relation de psychanalyste où je
chercherais à connaître ce qu'ils ont dans le ventre ? Dans la mesure où
je tente d'avoir une relation amicale avec les contes, je me conduis
poliment. - Avec un être vivant, la moindre des choses, c'est de se
conduire poliment, non ? Si vous rencontrez quelqu'un envers qui vous
ressentez de la sympathie, vous n'allez pas tout de suite chercher à
savoir ce qu'il a dans le ventre, n'est-ce pas ? C'est de cette manière
que je les fréquente : je leur demande s'ils ont envie que je les
raconte, que je les écrive ; ils m'ont dit des choses qui me sont
essentielles, pour ma propre vie mais aussi pour l'art de la relation.
Le conte, c'est l'art de la relation.
Je
vais vous décevoir gravement, car je n'ai fait des collectes sur le
terrain que de manière épisodique, voire accidentelle. Quand je suis
allé au Mali pendant un mois, où j'étais invité par l'institut français
de Bamako, j'ai circulé dans des villages où j'ai recueilli des contes,
mais c'est parce que j'étais sur place. En réalité, en tant que conteur,
je suis un pillard. Un pillard d'ethnologues. Je fais mes
collectes dans des livres d'ethnologie ou dans des rapports
d'ethnologues. J'ai animé une émission de radio quotidienne pendant sept
ans, qui était diffusée sur l'Afrique francophone ; les Africains étant
beaucoup plus tournés vers la culture orale que les Européens, j'ai eu
des correspondants qui m'ont régulièrement envoyé des contes, des
collectes ; quand on a le nez là-dedans, les choses viennent. Je suis un
homme à qui l'on raconte beaucoup d'histoires, car les gens me disent «
celle-là, je suis sûr que vous ne la connaissez pas ».
Pour moi, un
conte est intéressant dans la mesure où je le trouve résumé, lyophilisé
si j'ose dire, dans un rapport ou un livre d'ethnologue, c'est-à-dire
si le scénario du conte me permet de le réanimer sans le trahir. Faire
d'un objet d'étude un objet de plaisir, voilà finalement le travail de
conteur par rapport à l'ethnologue.
Le conte avec lequel je suis le plus ami, c'est le Langage obscur, dans l'Arbre d'amour et de sagesse.
C'est un conte magnifique, d'origine serbe, qui a été recueilli par
Vouk Karadjitch, le Grimm de ces contrées-là, dans les Contes Serbes ;
je le raconte toujours avec délice. Il comprend en réalité deux contes
collés l'un à l'autre : l'un est fantastique, l'autre facétieux. Le
conte fantastique, c'est l'histoire d'un berger prénommé Pierre,
qui est attiré dans la forêt par un sifflement qu'il entend et qui
l'étonne. Il arrive dans une clairière au milieu de laquelle se trouve
un cercle de flammes et au centre de ce cercle, un serpent. Ce serpent
prisonnier des flammes n'est autre que le fils du roi des serpents. Il
demande à Pierre de le ramener au palais de son père. Mais Pierre répond
qu'il ne sait pas où se trouve ce palais. Le fils du roi des serpents
lui dit : « Ne t'inquiète pas, je vais te guider. » Il s'enroule alors
autour de son cou, autour de sa poitrine, et ils s'enfoncent tous deux
dans la forêt. Ils parviennent d'abord dans un lieu où les oiseaux ne
chantent plus, puis dans un lieu où le soleil ne tombe du ciel que le
long des fils d'araignées, ils s'enfoncent dans le plus obscur, au plus
profond de l'inconscient, au plus profond de l'être obscur - et
c'est là que se trouve le palais du roi des serpents. Ils arrivent
devant un portail fait de milliers et de milliers de vipères
enchevêtrées. Le fils du roi des serpents pousse un sifflement, le
portail se défait, et il dit à Pierre : « Mon père va te proposer, en
récompense de m'avoir sauvé, tout ce que tu souhaites, mais demande lui
une seule chose, une seule. Demande lui qu'il te donne le langage
obscur. » Pierre ne comprend pas ce que cela signifie, mais il accepte.
Le roi des serpents propose à Pierre un coffre d'or, deux coffres d'or,
trois coffres d'or... mais Pierre répond toujours non, car ce qu'il veut
c'est le langage obscur. À contrecœur, le roi finit par accepter. Il
dit à Pierre d'approcher son visage, et il lui enfonce sa langue dans
l'oreille droite, puis l'oreille gauche. Pierre a alors le langage
obscur, c'est-à-dire l'entendement du langage de la nature, pas
seulement celui des animaux, mais aussi celui des végétaux, des pierres.
(- On retrouve ça dans la mythologie grecque, avec Mélampous qui s'est
occupé de la progéniture d'un serpent sacrifié. Les serpenteaux, pour le
remercier, nettoient ses oreilles. Mélampous devient alors capable de
comprendre le langage de la nature, mais il acquiert également le
pouvoir de guérison. On peut y voir un rapport avec le caducée, les deux
serpents entremêlés, symbole du guérisseur). Pierre entend donc tous
les langages de la nature, et il pourra garder ce don à une seule
condition : ne jamais le révéler à personne, sinon il mourra dans
l'heure. Pierre revient dans son pré où il a laissé ses bêtes. Et là, le
conte change complètement de ton.
Grâce à son don, Pierre surprend
deux corbeaux qui parlent et qui lui donnent l'emplacement d'un trésor,
et il trouve ce trésor. Il peut alors s'acheter une ferme, des champs,
des vignes etc. Il épouse la fille de son maître, et en entendant deux
animaux parler, il apprend que sa femme est enceinte. Il éclate de rire
et sa femme lui demande : Pourquoi ris-tu ? Il lui répond qu'il ne peut
pas lui dire pourquoi il rit. Mais sa femme insiste et le harcèle pour
en connaître la raison, car il est bien connu que si un homme dit à une
femme qu'il ne peut pas lui révéler quelque chose, celle-ci ne veut plus
savoir qu'une seule chose !...
On voit bien que le don des serpents
est lié à la naissance - que le serpent est lié à un symbolisme
fécondant... Je ne vous l'ai pas raconté comme je le raconte d'habitude,
mais je m'amuse beaucoup avec ce conte : je vous ai présenté un
ami, et j'espère qu'il vous plait.
Ils sont classés
par région géographique parce qu'il faut bien un classement... mais
c'est artificiel. Si j'assumais entièrement ma condition de conteur,
plutôt que de donner les origines géographiques des contes, je
m'empresserais de semer la confusion, d'emmêler les pistes, puisqu'au
contraire des ethnologues, les conteurs prétendent que tel conte vient
de chez lui. Un conteur qui a entendu un conte en Afrique, son travail,
s'il est par exemple toulousain, c'est d'en faire un conte occitan, de
ramener ces histoires-là dans des lieux. Le premier conte qui m'a le
plus frappé dans mon enfance, c'est Jean de l'Ours, dont ma grand-tante (
- celle dont je vous parlais tout à l'heure) racontait une version. -
Au-dessus du village où j'allais passer mes vacances, il y avait une
forêt : la mère de Jean de l'Ours avait vécu dans cette forêt, Jean de
l'Ours était né dans cette forêt, la grotte dans laquelle ils vécurent
se trouvait là... La forêt de Brenac est toujours restée une forêt
magique pour moi - c'était la forêt de Jean de l'Ours. Mais j'ai
découvert avec scandale qu'il y avait pleins de Jean de l'Ours
ailleurs... On me volait Jean de l'Ours !
Donc, j'aurais dû
brouiller les pistes. Mais nous sommes marqués par les ²nécessités² de
l'époque... on se laisse intimider par les scientifiques, les exigences
de citer les sources...je me laisse aussi intimider. Mais je ne devrais
pas, dans la mesure où tous ces contes que j'ai écrit sont des versions
orales écrites. Dans le fond, je fais ce qu'a fait Perrault : il n'est
pas question de me comparer à Perrault, mais c'est la même démarche.
Perrault ne s'est pas embarrassé de sources, de références... ce sont
les contes de Perrault. Les contes que j'ai écrit devraient être les
contes de Gougaud, tout simplement ! Mais nous sommes dans un autre
temps. - Cela dit, quelle que soit la manière dont on classe les choses,
il faut les classer. Je me dis que les classer par terroir, c'est un
peu comme la démocratie : c'est le pire des moyens à l'exception de tous
les autres ! Mais c'est quand même une mauvaise solution, car nous
mettons l'accent sur les terroirs ; c'est une réaction affective comme
celle que j'ai avec Jean de l'Ours ; elle est universelle : quand on a
entendu un conte raconté dans tel contexte... il est de chez nous. Cela
traduit bien la relation extrêmement affective que l'on a avec ces
histoires. Or ce qui frappe plus que l'idée de terroir dans les contes,
c'est leur universalité.
Oui, absolument, on retrouve ce phénomène de migration avec les contes. - Je croyais qu'il n'y en avait qu'une, mais il y a plusieurs versions du mythe d'Orphée chez les Indiens Sioux ! Le thème du voyage au pays des morts, pour y retrouver un être aimé, et revenir seul car l'entreprise a échoué pour une raison ou pour une autre, est universel ! Il pourrait représenter plusieurs chapitres d'une histoire des contes : innombrables sont les Orphées qui reviennent sans leur Eurydice. À ma connaissance, il n'y a qu'un personnage qui ramène à la vie un être aimé. C'est Savitri, une femme, car seule une femme peut faire ça - et je le crois d'ailleurs. L'universalité des contes, voilà ce qui me fascine, et l'on peut estimer que ce sont de grands voyageurs...on trouve des bribes de l'Odyssée au fond du Caucase ! Mais il y a quand même une question à se poser : est-ce que certains thèmes ne sont pas si universels qu'ils peuvent naître à deux endroits différents ? Est-ce que les arbres se sont entendus pour pousser en vert sur tel et tel continent ? C'est leur nature. Finalement, je crois qu'on devrait parler des contes en termes de peuples ; il existe un peuple de contes qui a ses lois, ses migrations physiques, mais aussi ses migrations de pollens.
C'est très simple. J'avais écrit un poème dans un recueil qui s'appelait l'Arbre à soleils - il parle d'un arbre prodigieux dont les fruits sont des soleils, et qui les produits tous les vingt, trente ou cinquante mille ans ; voilà l'origine de ces titres. On peut dire que chaque conte est conçu comme un soleil. L'image qui me plait est celle de l'arbre qui porte des fruits - j'ai toujours considéré que les contes sont des fruits. Il n'y a en eux aucune information pratique et utilisable, mais il y a une nourriture dans les contes. Je crois qu'il faut manger les contes. On pourrait les analyser, mais comme dit l'autre : « La formule chimique du pain ne nourrit pas. » Le premier recueil a donc été édité sous ce titre, l'Arbre à soleils, et contre toute attente, il a eu beaucoup de succès. L'idée de décliner l'arbre en série est plus une idée de mon éditeur que de moi.
Je trouve, dans un livre qui s'appelle L'apprentissage de la sexualité dans les contes de l'Afrique de l'Ouest
de Suzanne Lallemand, une remarquable ethnologue, un conte lyophilisé
car ses personnages sont nommés par les lettres A et B, qui résume
plusieurs versions qu'elle a recueillies. Ce conte raconte pourquoi
l'homme doit faire le premier pas dans la relation amoureuse. C'est
assez drôle, car il nous dit que cela résulte d'une ruse féminine, et
moi, je me représente la scène comme un petit film : je vois cette femme
qui me fait un clin d'œil, et le petit film qui me dit : Ecris-moi - et
voilà !
Nous fonctionnons tous sur des moteurs affectifs, des
désirs. L'écriture de quelque chose qu'on a entendu, c'est un élan
amoureux ; ça tient du désir de relation. Il faut bien justifier sa vie
d'une manière ou d'une autre : moi, je la justifie en essayant de
nourrir la vie à travers la relation - au sens de tisser quelque chose
entre moi, l'histoire et la personne qui l'entend ou qui la lit. Je
crois que tout n'est que relation dans la vie ; ma « relation » est ma
religion. On pourrait dire que nous sommes des animaux sociaux, mais je
crois qu'on est aussi un même corps, les cellules d'un même corps.
Bref... Je me suis fait ma religion qui est en grande partie animiste.
Les contes ont fait de moi un primitif.
Dans les contes, hormis ceux de la sphère chrétienne, il est généralement estimé comme un grand ancêtre, le père même de la vie, dans la mesure où il est assimilé aux racines, de par sa forme. Il est aux racines de l'être. Le serpent est considéré comme la force primordiale, la force sexuelle qui est peut-être l'énergie la plus décisive dont nous puissions disposer. Dans les contes africains en particulier, autant que je me souvienne, comme dans le Le Langage Obscur, et aussi dans la mythologie grecque, il joue un rôle plutôt positif. Je pense à Glaucos, Mélampous, Ti-tête et Ti-corps, le serpent d'Ouagadou etc... Il est lié aux eaux aussi, primordiales et fécondantes. Il a un aspect beaucoup plus positif que ce qu'on pourrait croire si l'on s'en tient à la manière dont on le considère en Occident, qui est pour moi absolument grave - dramatique : Saint-Georges terrassant le dragon ou le serpent, c'est interrompre pour des siècles une relation possible entre les racines de l'être et son feuillage ! Ces racines, dans la mesure où elles sont rejetées dans des ténèbres avec lesquelles elle ne veut rien avoir à faire, cessent d'être nourricières. - Mais que devenons-nous ? Nous voilà déchirés pour des millénaires. C'est une affaire qui me met généralement en colère.
Mon entreprise est de raconter des histoires, et de les honorer aussi bien que je peux. Ce que ces histoires ont à dire, elles le diront - pas moi. Dès qu'un conteur ou un curé - parce que l'Eglise a récupéré les contes au Moyen-âge, le Marxisme aussi d'ailleurs - tente de mettre son idéologie personnelle dans un conte, le conte est affaibli. Les contes n'en meurent pas, parce qu'ils sont increvables, mais leurs versions sont abîmées. Il faut laisser dire les contes. Toutes les indignations qui m'animent aujourd'hui, ce sont les contes qui me les ont apprises. Mais je ne vais pas mettre exprimer mes indignations dans l'écriture de tel ou tel conte : qu'ils disent aux autres, ce qu'ils m'ont dit à moi ; j'essaye d'être respectueux.
Au cours de mon voyage au Mali,
j'ai rencontré un sorcier, un grand chasseur - il s'était présenté ainsi
car il avait été initié à la grande chasse - qui m'a dit : « J'ai
appris à tuer, j'ai donc aussi appris à guérir, car quand on apprend à
tuer il faut aussi apprendre à guérir.» Il était mon traducteur quand je
rencontrais des conteurs Bambaras. Nous sommes devenus amis. Il m'a
raconté qu'un jour, un ethnologue était venu dans son village. Cela le
faisait beaucoup rire, car il me disait qu'avec son oncle et son frère,
ils ne lui avaient raconté que des conneries. Je lui ai demandé pourquoi
ils avaient fait ça, et il m'a répondu : « parce qu'il n'a pas été
poli. » Je lui ai alors demandé pourquoi il n'avait pas été poli, alors
qu'il voulait que leur culture soit connue, diffusée et il m'a répondu :
« Non, il n'a pas été poli. Il est venu, il est rentré chez nous comme
dans une boutique avec son carnet et son appareil photo. Il ne nous a
pas demandé si nous avions envie d'être photographiés - quand tu
demandes quelque chose à quelqu'un, tu vas le voir, tu commences par
t'essuyer les pieds sur le paillasson, à frapper à la porte, tu attends
qu'on te dise d'entrer, si ce que tu as à demander est important, tu
offres un bouquet à la maîtresse de maison, bref... il y a certaines
convenances. Les blancs ne sont pas polis. »
- Ça n'a l'air de rien,
mais cette politesse dont on parle, je l'ai aussi avec les contes. Je
n'entre pas dans un conte comme ça. Ce n'est pas poli. Il faut voir la
politesse comme une étape importante sur le chemin de la relation, qui
est un chemin spirituel. On a tendance à imaginer qu'un chemin
spirituel, cela suppose des épreuves etc... Mais être poli, c'est déjà
beaucoup. Il y a aussi cette parole d'Aldous Huxley, vieillissant, au
bord de la mort, qui m'a infiniment touché car c'est tellement vrai : «
Parvenu à la fin de ma vie, dit-il, je n'ai qu'une chose à transmettre
des expériences que j'ai pu accumulées dans ma vie : soyez un plus
gentils. »
Je ne pense pas que ce soit une question d'interprétation, mais plutôt un constat : l'ostracisme que le serpent a subi va quand même de pair avec le sort de la femme, dans la mythologie chrétienne ; le serpent et la femme ont des destins liés. Au point que, dans un petit conte qui me revient, nivernais je crois, l'ange Gabriel est tellement indigné par la trahison de la femme qu'il sort son sabre et tranche la tête des deux. Dieu dit alors à Gabriel : « Ils méritent d'être puni mais peut-être pas à ce point. Alors recolle les têtes, s'il te plait. » Gabriel les recolle, mais il se trompe (- c'est passionnant la manière dont les bibles paysannes racontent ces épisodes). Le sort fait aux femmes est lié au sort fait au serpent, chez nous. Cette indignation vient du meurtre de Saint-Georges, elle vient de cette transformation de Dionysos et Apollon en Jésus en gloire et Satan. On dit que le Christ rencontra Satan dans le désert : je ne sais pas ce qu'ils se sont dit mais, à mon avis, la négociation a échoué, et c'est grave. Et c'est encore grave aujourd'hui, cette espèce de négation des racines. Le serpent est bien du côté des racines : c'est comme la rose qui ne veut pas admettre ce qu'elle doit au fumier. On peut se poser la question, non ? Le parfum de la rose, il est dû au fumier, ou au ciel ? La réhabilitation du serpent ne me paraît pas seulement être une œuvre humanitaire, mais une œuvre vitale, écologique dans l'optique d'une écologie de l'esprit.
Vous
vous rendez compte de ce mur radical élevé entre ce que l'on appelle le
bien et ce que l'on appelle le mal, entre Dieu et le diable ? Si tu es
d'un côté, tu n'es pas de l'autre. Il faut choisir son camp ; ce que
cela implique constamment comme logique de guerre, c'est terrible :
depuis deux mille ans, on a en tête génération après génération que l'on
doit faire la guerre à nos mauvais penchants ; vous avez le diable en
vous, alors faites la guerre ! Défaites-vous de votre corps,
déchirez-vous ! L'essentiel des culpabilités, des angoisses, des
malheurs, dont nos pères et nous-mêmes avons eu à souffrir, sont
enracinés là.
Cette affaire du serpent, elle est fondamentale. On a
peur de l'apocalypse de l'esprit, comme des catastrophes écologiques,
mais on en a subi une, il y a longtemps, avec l'implantation des
préceptes de l'église catholique sur le monde et sur l'Europe : combien
de siècles de malheur intime, en chacun de nous ! Alors que c'est juste
une affaire de gens qui refusent leur serpent, qui refusent leurs
racines, qui ne veulent pas savoir qu'ils sont nés là !
Ça ne m'est
pas arrivé... Quand je suis parti de Carcassonne pour faire l'artiste,
mon grand-père, un anarchiste militant, m'a dit : « D'accord tu veux
faire l'artiste, vas-y - il espérait faire de moi un professeur - mais
n'oublie jamais d'où tu viens : tu viens du peuple. »