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Henri Gougaud

Henri Gougaud est écrivain.

L'écriture a toujours été une passion qui vous a permis de vous exprimer sous plusieurs formes, que ce soit dans les contes, les romans, les chansons... L'écriture des contes occupe-t-elle une place privilégiée dans votre oeuvre d'écrivain ?

Henri Gougaud : Je ne fais pas vraiment de différence entre l'écriture des contes et l'écriture romanesque. Dans l'un et l'autre cas, je raconte une histoire. Du point de vue de l'écriture, ce n'est pas radicalement différent ; d'un autre point de vue, quand j'écris un conte, l'histoire n'est pas de moi. J'estime faire un travail de restaurateur.
Il y a deux sortes de conteurs : les conteurs purement transmetteurs, qui redisent la version des contes qu'ils ont entendue - ma grand-tante par exemple, qui était une conteuse paysanne, avait quatre ou cinq contes merveilleux, qu'elle avait appris de sa grand-mère et qu'elle m'a toujours racontés de la même manière, sans changer un mot, sans changer une intonation, comme les avait entendus sa grand-mère.
Et puis, il y a les conteurs créateurs, qui établissent leur version du conte : il y a d'innombrables versions des contes de Perrault - la version de Perrault est une version parmi d'autres. En ce qui me concerne, j'établis ma propre version de contes dont je ne suis pas l'auteur, puisque les contes populaires n'ont pas d'auteur, c'est une de leurs caractéristiques.
Le conte implique aussi une relation à l'oral, puisque les contes ont été oraux pendant des siècles, des millénaires, et ils le sont encore. Un conte est fait pour être raconté. Un roman est fait pour être lu.

En quoi consiste ce travail de restauration ?

Si je veux être honnête, cela risque d'être compliqué... il faut peut-être remonter à la source... j'avais à peu près votre âge quand je suis tombé dans le chaudron des contes, grâce à une rencontre avec un professeur. J'étais à l'université de Toulouse où je faisais des études de Lettres. J'avais un professeur qui s'appelait René Nelli, un spécialiste des Troubadours qui était aussi ethnologue. Il faisait la collecte de traditions orales dans le Languedoc. J'avais une relation assez forte avec lui parce que j'écrivais des chansons, je traduisais les Troubadours. Il m'avait encouragé à le faire en me disant que la liberté que je prenais avec les troubadours, c'était exactement ce qu'il fallait faire ! C'était un grand érudit, et il m'a sans cesse encouragé à me libérer de l'intimidation universitaire.
Je l'accompagnais parfois dans ses collectes ; et comme j'avais l'ambition d'être écrivain, j'ai d'abord considéré les contes et légendes que l'on recueillait comme  un matériau possible pour ce que je comptais écrire plus tard : je remplissais mes greniers. Au départ, c'était purement utilitaire. Un peu plus tard, j'ai découvert que je me confrontais à un mystère vertigineux ; car comment se fait-il que ces histoires-là, les histoires que tout le monde connaît, comme le Petit Poucet, Blanche-Neige, le Petit Chaperon Rouge, qui sont des histoires anodines en apparence, ont traversé les siècles ? Parfois, les millénaires !
Le plus ancien conte écrit est celui des Deux Frères. Il a été déniché sur un papyrus égyptien vers 1300 av. JC, et il existe encore une quarantaine de versions de ce conte en Europe. On a trouvé la plus ancienne version de Cendrillon en Chine au VIIe siècle ! Il y a donc une réelle vitalité de ces petites histoires que le dictionnaire définit presque comme des jeux pour amuser les enfants... Imaginez que Cendrillon, qui a traversé les montagnes, les mers, les grandes invasions, les pestes, les guerres, est arrivée jusqu'à nous, et qu'elle continue d'être racontée, portée par la seule parole humaine ! C'est incroyable !... Alors qu'il n'y a pas d'œuvres estimées plus négligeables que les contes. Pourtant, ils traversent les siècles, tandis que de nombreuses œuvres réputées immortelles se perdent. C'est parce qu'il y a là probablement quelque chose d'essentiel.
René Nelli me parlait du fatum librorum, du destin des oeuvres des Romains, qui stipule que tant qu'une œuvre est nourricière, elle dure. Quels que soient les obstacles, quelles que soient les difficultés de l'œuvre pour trouver ses oreilles, elle les trouve ; ça m'a beaucoup frappé. D'abord, parce qu'en tant qu'auteur, je n'ai aucun souci à me faire : tant que ce que je fais sera nourricier pour quelqu'un, cela durera ; et quand cela cessera d'être nourricier, cela ne durera plus, et je n'ai pas à m'en occuper. Ensuite, cela suppose quelque chose d'important pour moi, c'est que ces histoires-là sont dotés d'une énergie propre, d'une force. Les peuples dits « primitifs », pour la plupart, en tout cas en Afrique, en Amérique indienne, considèrent les contes et légendes comme des êtres vivants : passant sans cesse de conteur en conteur, ils se nourrissent de la vie des gens qui les racontent.

Ma relation avec les contes est celle des « primitifs » ; je considère les contes comme des êtres vivants. - Bien sûr, mon rationalisme s'insurge :  Il y a une part de moi qui n'y croit pas, comme il y a une part de vous qui, à l'instant, ne croit pas ce que je dis. La part de nous qui ne peut pas y croire, c'est l'intelligence rationnelle, celle qui veut un sol assuré sous nos pas, qui veut des preuves. Mais il y a une autre part de nous, que l'on peut résumer sous le terme d'intelligence sensible, qui dit - pourquoi pas ?
J'ai aussi appris à ne plus trop m'occuper du vrai et du faux, du réel et de l'irréel. Sur les conseils de quelques « primitifs » que j'ai pu rencontrer, j'ai échangé cette question contre une autre : « je peux m'en servir, ou je ne peux pas m'en servir ? ». Je ne me pose plus la question de savoir si telle chose est vraie ou fausse - nous avons tous une énergie limitée, ce n'est pas la peine de la gaspiller à des questions inutiles... J'estime que les contes sont des êtres vivants,  et j'ai un rapport humain avec eux, même s'ils n'ont pas de corps. Nous avons tous en nous des êtres chers - grands-pères, grands-mères, dont nous n'avons plus la présence, mais que l'on porte en soi, à qui l'on pense, qui nous nourrissent, et avec qui nous entretenons une relation vivante. ...Pourquoi entretenir ce type de relation avec les contes, plutôt qu'une relation de psychanalyste où je chercherais à connaître ce qu'ils ont dans le ventre ? Dans la mesure où je tente d'avoir une relation amicale avec les contes, je me conduis poliment. - Avec un être vivant, la moindre des choses, c'est de se conduire poliment, non ? Si vous rencontrez quelqu'un envers qui vous ressentez de la sympathie, vous n'allez pas tout de suite chercher à savoir ce qu'il a dans le ventre, n'est-ce pas ? C'est de cette manière que je les fréquente : je leur demande s'ils ont envie que je les raconte, que je les écrive ; ils m'ont dit des choses qui me sont essentielles, pour ma propre vie mais aussi pour l'art de la relation. Le conte, c'est l'art de la relation.

Vous avez évoqué la question de la collecte des contes, et vous l'avez reliée à l'origine de votre intérêt pour les contes dans un territoire dont vous parliez la ou les langues

Je vais vous décevoir gravement, car je n'ai fait des collectes sur le terrain que de manière épisodique, voire accidentelle. Quand je suis allé au Mali pendant un mois, où j'étais invité par l'institut français de Bamako, j'ai circulé dans des villages où j'ai recueilli des contes, mais c'est parce que j'étais sur place. En réalité, en tant que conteur, je suis un pillard. Un  pillard d'ethnologues. Je fais mes collectes dans des livres d'ethnologie ou dans des rapports d'ethnologues. J'ai animé une émission de radio quotidienne pendant sept ans, qui était diffusée sur l'Afrique francophone ; les Africains étant beaucoup plus tournés vers la culture orale que les Européens, j'ai eu des correspondants qui m'ont régulièrement envoyé des contes, des collectes ; quand on a le nez là-dedans, les choses viennent. Je suis un homme à qui l'on raconte beaucoup d'histoires, car les gens me disent « celle-là, je suis sûr que vous ne la connaissez pas ».
Pour moi, un conte est intéressant dans la mesure où je le trouve résumé, lyophilisé si j'ose dire, dans un rapport ou un livre d'ethnologue, c'est-à-dire si le scénario du conte me permet de le réanimer sans le trahir. Faire d'un objet d'étude un objet de plaisir, voilà finalement le travail de conteur par rapport à l'ethnologue.

Dans notre projet, nous avons rassemblé beaucoup d'histoires et de contes de serpent dont certains appartenant à vos recueils, pourriez-vous nous raconter le travail que vous avez effectué avec un exemple de conte où le serpent est présent ?

Le conte avec lequel je suis le plus ami, c'est le Langage obscur, dans l'Arbre d'amour et de sagesse. C'est un conte magnifique, d'origine serbe, qui a été recueilli par Vouk Karadjitch, le Grimm de ces contrées-là, dans les Contes Serbes ; je le raconte toujours avec délice. Il comprend en réalité deux contes collés l'un à l'autre : l'un est fantastique, l'autre facétieux. Le conte fantastique, c'est l'histoire d'un berger  prénommé Pierre, qui est attiré dans la forêt par un sifflement qu'il entend et qui l'étonne. Il arrive dans une clairière au milieu de laquelle se trouve un cercle de flammes et au centre de ce cercle, un serpent. Ce serpent prisonnier des flammes n'est autre que le fils du roi des serpents. Il demande à Pierre de le ramener au palais de son père. Mais Pierre répond qu'il ne sait pas où se trouve ce palais. Le fils du roi des serpents lui dit : « Ne t'inquiète pas, je vais te guider. » Il s'enroule alors autour de son cou, autour de sa poitrine, et ils s'enfoncent tous deux dans la forêt. Ils parviennent d'abord dans un lieu où les oiseaux ne chantent plus, puis dans un lieu où le soleil ne tombe du ciel que le long des fils d'araignées, ils s'enfoncent dans le plus obscur, au plus profond de l'inconscient, au plus profond de l'être obscur -  et c'est là que se trouve le palais du roi des serpents. Ils arrivent devant un portail fait de milliers et de milliers de vipères enchevêtrées. Le fils du roi des serpents pousse un sifflement, le portail se défait, et il dit à Pierre : « Mon père va te proposer, en récompense de m'avoir sauvé, tout ce que tu souhaites, mais demande lui une seule chose, une seule. Demande lui qu'il te donne le langage obscur. » Pierre ne comprend pas ce que cela signifie, mais il accepte. Le roi des serpents propose à Pierre un coffre d'or, deux coffres d'or, trois coffres d'or... mais Pierre répond toujours non, car ce qu'il veut c'est le langage obscur. À contrecœur, le roi finit par accepter. Il dit à Pierre d'approcher son visage, et il lui enfonce sa langue dans l'oreille droite, puis l'oreille gauche. Pierre a alors le langage obscur, c'est-à-dire l'entendement du langage de la nature, pas seulement celui des animaux, mais aussi celui des végétaux, des pierres. (- On retrouve ça dans la mythologie grecque, avec Mélampous qui s'est occupé de la progéniture d'un serpent sacrifié. Les serpenteaux, pour le remercier, nettoient ses oreilles. Mélampous devient alors capable de comprendre le langage de la nature, mais il acquiert également le pouvoir de guérison. On peut y voir un rapport avec le caducée, les deux serpents entremêlés, symbole du guérisseur). Pierre entend donc tous les langages de la nature, et il pourra garder ce don à une seule condition : ne jamais le révéler à personne, sinon il mourra dans l'heure. Pierre revient dans son pré où il a laissé ses bêtes. Et là, le conte change complètement de ton.
Grâce à son don, Pierre surprend deux corbeaux qui parlent et qui lui donnent l'emplacement d'un trésor, et il trouve ce trésor. Il peut alors s'acheter une ferme, des champs, des vignes etc. Il épouse la fille de son maître, et en entendant deux animaux parler, il apprend que sa femme est enceinte. Il éclate de rire et sa femme lui demande : Pourquoi ris-tu ? Il lui répond qu'il ne peut pas lui dire pourquoi il rit. Mais sa femme insiste et le harcèle pour en connaître la raison, car il est bien connu que si un homme dit à une femme qu'il ne peut pas lui révéler quelque chose, celle-ci ne veut plus savoir qu'une seule chose !...
On voit bien que le don des serpents est lié à la naissance - que le serpent est  lié à un symbolisme fécondant... Je ne vous l'ai pas raconté comme je le raconte d'habitude, mais je m'amuse beaucoup avec ce conte :  je vous ai présenté un ami, et j'espère qu'il vous plait.


On trouve de nombreux recueils de contes qui sont organisés par région, par continent. Pourriez-vous nous expliquer comment vous concevez ces recueils, comme l'Arbre à soleils, l'Arbre à trésors, qui rassemblent des contes de tous les horizons, de toutes les époques ?

Ils sont classés par région géographique parce qu'il faut bien un classement... mais c'est artificiel. Si j'assumais entièrement ma condition de conteur, plutôt que de donner les origines géographiques des contes, je m'empresserais de semer la confusion, d'emmêler les pistes, puisqu'au contraire des ethnologues, les conteurs prétendent que tel conte vient de chez lui. Un conteur qui a entendu un conte en Afrique, son travail, s'il est par exemple toulousain, c'est d'en faire un conte occitan, de ramener ces histoires-là dans des lieux. Le premier conte qui m'a le plus frappé dans mon enfance, c'est Jean de l'Ours, dont ma grand-tante ( - celle dont je vous parlais tout à l'heure) racontait une version. - Au-dessus du village où j'allais passer mes vacances, il y avait une forêt : la mère de Jean de l'Ours avait vécu dans cette forêt, Jean de l'Ours était né dans cette forêt, la grotte dans laquelle ils vécurent se trouvait là... La forêt de Brenac est toujours restée une forêt magique pour moi - c'était la forêt de Jean de l'Ours. Mais j'ai découvert avec scandale qu'il y avait pleins de Jean de l'Ours ailleurs... On me volait Jean de l'Ours !
Donc, j'aurais dû brouiller les pistes. Mais nous sommes marqués par les ²nécessités² de l'époque... on se laisse intimider par les scientifiques, les exigences de citer les sources...je me laisse aussi intimider. Mais je ne devrais pas, dans la mesure où tous ces contes que j'ai écrit sont des versions orales écrites. Dans le fond, je fais ce qu'a fait Perrault : il n'est pas question de me comparer à Perrault, mais c'est la même démarche. Perrault ne s'est pas embarrassé de sources, de références... ce sont les contes de Perrault. Les contes que j'ai écrit devraient être les contes de Gougaud, tout simplement ! Mais nous sommes dans un autre temps. - Cela dit, quelle que soit la manière dont on classe les choses, il faut les classer. Je me dis que les classer par terroir, c'est un peu comme la démocratie : c'est le pire des moyens à l'exception de tous les autres ! Mais c'est quand même une mauvaise solution, car nous mettons l'accent sur les terroirs ; c'est une réaction affective comme celle que j'ai avec Jean de l'Ours ; elle est universelle : quand on a entendu un conte raconté dans tel contexte... il est de chez nous. Cela traduit bien la relation extrêmement affective que l'on a avec ces histoires. Or ce qui frappe plus que l'idée de terroir dans les contes, c'est leur universalité.

N'y a-t-il pas dans les contes quelque chose comme une  « migration des formes », comme dans le domaine plastique? Vous parlez d'un conte comme d'un ami - or un ami peut voyager, il n'est pas assigné à résidence !

Oui, absolument, on retrouve ce phénomène de migration avec les contes. - Je croyais qu'il n'y en avait qu'une, mais il y a plusieurs versions du mythe d'Orphée chez les Indiens Sioux ! Le thème du voyage au pays des morts, pour y retrouver un être aimé, et revenir seul car l'entreprise a échoué pour une raison ou pour une autre, est universel ! Il pourrait représenter plusieurs chapitres d'une histoire des contes : innombrables sont les Orphées qui reviennent sans leur Eurydice. À ma connaissance, il n'y a qu'un personnage qui ramène à la vie un être aimé. C'est Savitri, une femme, car seule une femme peut faire ça - et je le crois d'ailleurs. L'universalité des contes, voilà ce qui me fascine, et l'on peut estimer que ce sont de grands voyageurs...on trouve des bribes de l'Odyssée au fond du Caucase ! Mais il y a quand même une question à se poser : est-ce que certains thèmes ne sont pas si universels qu'ils peuvent naître à deux endroits différents ? Est-ce que les arbres se sont entendus pour pousser en vert sur tel et tel continent ? C'est leur nature. Finalement, je crois qu'on devrait parler des contes en termes de peuples ; il existe un peuple de contes qui a ses lois, ses migrations physiques, mais aussi ses migrations de pollens.

Vous avez d'ailleurs intitulé et relié une série de recueils par le mot arbre. Qu'entendez-vous par Arbre dans l'Arbre à soleils, l'Arbre à trésors etc... Est-ce une figure qui explique cette universalité ? Comment vous est venue cette idée ?

C'est très simple. J'avais écrit un poème dans un recueil qui s'appelait l'Arbre à soleils - il parle d'un arbre prodigieux dont les fruits sont des soleils, et qui les produits tous les vingt, trente ou cinquante mille ans ; voilà l'origine de ces titres. On peut dire que chaque conte est conçu comme un soleil. L'image qui me plait est celle de l'arbre qui porte des fruits - j'ai toujours considéré que les contes sont des fruits. Il n'y a en eux aucune information pratique et utilisable, mais il y a une nourriture dans les contes. Je crois qu'il faut manger les contes. On pourrait les analyser, mais comme dit l'autre : « La formule chimique du pain ne nourrit pas. » Le premier recueil a donc été édité sous ce titre, l'Arbre à soleils, et contre toute attente, il a eu beaucoup de succès. L'idée de décliner l'arbre en série est plus une idée de mon éditeur que de moi.

Pourriez-vous revenir sur votre travail d'écriture avec un exemple de conte ?Comment passez vous de ce produit « lyophilisé » à cette personne vivante ?

Je trouve, dans un livre qui s'appelle L'apprentissage de la sexualité dans les contes de l'Afrique de l'Ouest de Suzanne Lallemand, une remarquable ethnologue, un conte lyophilisé car ses personnages sont nommés par les lettres A et B, qui résume plusieurs versions qu'elle a recueillies. Ce conte raconte pourquoi l'homme doit faire le premier pas dans la relation amoureuse. C'est assez drôle, car il nous dit que cela résulte d'une ruse féminine, et moi, je me représente la scène comme un petit film : je vois cette femme qui me fait un clin d'œil, et le petit film qui me dit : Ecris-moi - et voilà !
Nous fonctionnons tous sur des moteurs affectifs, des désirs. L'écriture de quelque chose qu'on a entendu, c'est un élan amoureux ; ça tient du désir de relation. Il faut bien justifier sa vie d'une manière ou d'une autre : moi, je la justifie en essayant de nourrir la vie à travers la relation - au sens de tisser quelque chose entre moi, l'histoire et la personne qui l'entend ou qui la lit. Je crois que tout n'est que relation dans la vie ; ma « relation » est ma religion. On pourrait dire que nous sommes des animaux sociaux, mais je crois qu'on est aussi un même corps, les cellules d'un même corps. Bref... Je me suis fait ma religion qui est en grande partie animiste. Les contes ont fait de moi un primitif.

Le serpent est un animal souvent présent dans les contes. Il est parfois maléfique, parfois bénéfique selon les histoires. Pourriez-vous nous parler de la manière dont vous l'avez perçu quand vous l'avez rencontré ?

Dans les contes, hormis ceux de la sphère chrétienne, il est généralement estimé comme un grand ancêtre, le père même de la vie, dans la mesure où il est assimilé aux racines, de par sa forme. Il est aux racines de l'être. Le serpent est considéré comme la force primordiale, la force sexuelle qui est peut-être l'énergie la plus décisive dont nous puissions disposer. Dans les contes africains en particulier, autant que je me souvienne, comme dans le Le Langage Obscur, et aussi dans la mythologie grecque, il joue un rôle plutôt positif. Je pense à Glaucos, Mélampous, Ti-tête et Ti-corps, le serpent d'Ouagadou etc... Il est lié aux eaux aussi, primordiales et fécondantes. Il a un aspect beaucoup plus positif que ce qu'on pourrait croire si l'on s'en tient à la manière dont on le considère en Occident, qui est pour moi absolument grave - dramatique : Saint-Georges terrassant le dragon ou le serpent, c'est interrompre pour des siècles une relation possible entre les racines de l'être et son feuillage ! Ces racines, dans la mesure où elles sont rejetées dans des ténèbres avec lesquelles elle ne veut rien avoir à faire, cessent d'être nourricières. - Mais que devenons-nous ? Nous voilà déchirés pour des millénaires. C'est une affaire qui me met généralement en colère.

Le serpent a été diabolisé dans la tradition judéo-chrétienne. Dans votre entreprise de « réanimation » des contes, est-ce que vous luttez contre cette emprise ? Et par ailleurs, au sein du bestiaire fabuleux, le serpent jouit-il vraiment d'un statut particulier - d'une faculté, plus que les autre animaux, à exprimer l'énergie sexuelle ? Et est-ce que ce ne serait pas pour cette raison qu'il est le seul animal présent sur l'arbre de vie ou de la connaissance, sur la scène du Paradis dans la Bible - et qu'il est devenu l'emblème du pêché ? 

Mon entreprise est de raconter des histoires, et de les honorer aussi bien que je peux. Ce que ces histoires ont à dire, elles le diront - pas moi. Dès qu'un conteur ou un curé - parce que l'Eglise a récupéré les contes au Moyen-âge, le Marxisme aussi d'ailleurs - tente de mettre son idéologie personnelle dans un conte, le conte est affaibli. Les contes n'en meurent pas, parce qu'ils sont increvables, mais leurs versions sont abîmées. Il faut laisser dire les contes. Toutes les indignations qui m'animent aujourd'hui, ce sont les contes qui me les ont apprises. Mais je ne vais pas mettre exprimer mes indignations dans l'écriture de tel ou tel conte : qu'ils disent aux autres, ce qu'ils m'ont dit à moi ; j'essaye d'être respectueux.

Au cours de mon voyage au Mali, j'ai rencontré un sorcier, un grand chasseur - il s'était présenté ainsi car il avait été initié à la grande chasse - qui m'a dit : « J'ai appris à tuer, j'ai donc aussi appris à guérir, car quand on apprend à tuer il faut aussi apprendre à guérir.» Il était mon traducteur quand je rencontrais des conteurs Bambaras. Nous sommes devenus amis. Il m'a raconté qu'un jour, un ethnologue était venu dans son village. Cela le faisait beaucoup rire, car il me disait qu'avec son oncle et son frère, ils ne lui avaient raconté que des conneries. Je lui ai demandé pourquoi ils avaient fait ça, et il m'a répondu : « parce qu'il n'a pas été poli. » Je lui ai alors demandé pourquoi il n'avait pas été poli, alors qu'il voulait que leur culture soit connue, diffusée et il m'a répondu : « Non, il n'a pas été poli. Il est venu, il est rentré chez nous comme dans une boutique avec son carnet et son appareil photo. Il ne nous a pas demandé si nous avions envie d'être photographiés - quand tu demandes quelque chose à quelqu'un, tu vas le voir, tu commences par t'essuyer les pieds sur le paillasson, à frapper à la porte, tu attends qu'on te dise d'entrer, si ce que tu as à demander est important, tu offres un bouquet à la maîtresse de maison, bref... il y a certaines convenances. Les blancs ne sont pas polis. »
- Ça n'a l'air de rien, mais cette politesse dont on parle, je l'ai aussi avec les contes. Je n'entre pas dans un conte comme ça. Ce n'est pas poli. Il faut voir la politesse comme une étape importante sur le chemin de la relation, qui est un chemin spirituel. On a tendance à imaginer qu'un chemin spirituel, cela suppose des épreuves etc... Mais être poli, c'est déjà beaucoup. Il y a aussi cette parole d'Aldous Huxley, vieillissant, au bord de la mort, qui m'a infiniment touché car c'est tellement vrai : « Parvenu à la fin de ma vie, dit-il, je n'ai qu'une chose à transmettre des expériences que j'ai pu accumulées dans ma vie : soyez un plus gentils. »

Vous venez cependant  d'exprimer une indignation vive, au sujet de ce que l'Occident avait fait au serpent

Je ne pense pas que ce soit une question d'interprétation, mais plutôt un constat : l'ostracisme que le serpent a subi va quand même de pair avec le sort de la femme, dans la mythologie chrétienne ; le serpent et la femme ont des destins liés.  Au point que, dans un petit conte qui me revient, nivernais je crois, l'ange Gabriel est tellement indigné par la trahison de la femme qu'il sort son sabre et tranche la tête des deux. Dieu dit alors à Gabriel : « Ils méritent d'être puni mais peut-être pas à ce point. Alors recolle les têtes, s'il te plait. » Gabriel les recolle, mais il se trompe (- c'est passionnant la manière dont les bibles paysannes racontent ces épisodes). Le sort fait aux femmes est lié au sort fait au serpent, chez nous. Cette indignation vient du meurtre de Saint-Georges, elle vient de cette transformation de Dionysos et Apollon en Jésus en gloire et Satan. On dit que le Christ rencontra Satan dans le désert : je ne sais pas ce qu'ils se sont dit mais, à mon avis, la négociation a échoué, et c'est grave. Et c'est encore grave aujourd'hui, cette espèce de négation des racines. Le serpent est bien du côté des racines : c'est comme la rose qui ne veut pas admettre ce qu'elle doit au fumier. On peut se poser la question, non ? Le parfum de la rose, il est dû au fumier, ou au ciel ? La réhabilitation du serpent ne me paraît pas seulement être une œuvre humanitaire, mais une œuvre vitale, écologique dans l'optique d'une écologie de l'esprit.

Quel est pour vous l'impact concret de cette négation du serpent ? Qu'est-ce que cela implique dans nos sociétés ?

Vous vous rendez compte de ce mur radical élevé entre ce que l'on appelle le bien et ce que l'on appelle le mal, entre Dieu et le diable ? Si tu es d'un côté, tu n'es pas de l'autre. Il faut choisir son camp ; ce que cela implique constamment comme logique de guerre, c'est terrible : depuis deux mille ans, on a en tête génération après génération que l'on doit faire la guerre à nos mauvais penchants ; vous avez le diable en vous, alors faites la guerre ! Défaites-vous de votre corps, déchirez-vous ! L'essentiel des culpabilités, des angoisses, des malheurs, dont nos pères et nous-mêmes avons eu à souffrir, sont enracinés là.
Cette affaire du serpent, elle est fondamentale. On a peur de l'apocalypse de l'esprit, comme des catastrophes écologiques, mais on en a subi une, il y a longtemps, avec l'implantation des préceptes de l'église catholique sur le monde et sur l'Europe : combien de siècles de malheur intime, en chacun de nous ! Alors que c'est juste une affaire de gens qui refusent leur serpent, qui refusent leurs racines, qui ne veulent pas savoir qu'ils sont nés là !
Ça ne m'est pas arrivé... Quand je suis parti de Carcassonne pour faire l'artiste, mon grand-père, un anarchiste militant, m'a dit : « D'accord tu veux faire l'artiste, vas-y - il espérait faire de moi un professeur - mais n'oublie jamais d'où tu viens : tu viens du peuple. »

Je crois que la réconciliation avec le serpent, c'est la réconciliation avec nos propres racines, avec nous-mêmes - il n'y a pas d'avenir sans ça. Comme tout le monde, j'ai été coupé de mes racines, et les contes m'ont beaucoup aidé dans cette réconciliation ; peut-être même qu'ils ont été décisifs dans cette prise de conscience qui consiste à se dire qu'il ne s'agit pas d'être le meilleur, mais le plus vrai. Je ne tends pas à mon illumination, mais à mon accomplissement : être pleinement ce que je suis.
Vous connaissez l'histoire du rabbin insouciant qui se meurt : ses disciples sont autour de lui, et il pleure; pour le réconforter, ils lui disent : « Maître, tu as été notre Moïse ! » Et Zouzia pleure de plus belle et dit : « Ne me dites pas ça, car on ne me demandera pas pourquoi je n'ai pas été Moïse, mais pourquoi je n'ai pas été Zouzia ! » Être pleinement ce que je suis, du profond caché au plus haut visible - ce sont les contes qui me l'ont appris, et le serpent. D'ailleurs dans certains contes amérindiens, Dieu parle du diable comme de son frère : Vieil oncle le diable, dit-il.

Propos recueillis par Aurélie Coupat-Hagnere et Cyrielle Dodet

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Mise à jour le 2 novembre 2008
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