Henri Cueco est peintre, et écrivain
Parmi les nombreux animaux que vous avez figurés, il y a des serpents. D'où vous est venu votre intérêt pour les serpents ?
Il venu d'une manière, je dirais, « incidentelle ».
Une année ( - en Corrèze, il y a des années à serpents), il y avait beaucoup de serpents écrasés sur la route.
-
C'était une couleuvre magnifique. J'ai arrêté la voiture, j'ai cru
qu'elle était encore vivante, je l'ai récupérée, et je l'ai amenée
devant mon atelier, dans l'herbe (j'étais en train de peindre l'herbe à
cette époque). C'était une superbe couleuvre, très longue, très belle.
Et j'ai commencé à la peindre - ça m'excitait beaucoup de peindre cet
animal. Or, ce qui s'est passé (et qui est tout à fait normal,
mais imprévu pour moi), c'est que le lendemain - elle avait
disparu ! Non pas qu'elle soit partie ; mais un oiseau de
proie s'en était saisi ( on m'a dit que c'est fréquent, des oiseaux
de proie qui attendent qu'il y ait des proies ou des cadavres...).
Alors, j'ai imaginé cette magnifique scène de l'oiseau qui part en
emportant mon modèle...
Cette rencontre m'a fasciné parce que
d'habitude, le serpent est un animal qu'on voit mal. La couleuvre a une
fuite sinueuse, et la vipère beaucoup plus rectiligne ; au combat,
la vipère fait face; la couleuvre fuit. Moi, je dessinais beaucoup
dans le bois, à quelques mètres de mon atelier, je m'installais là, au
sol, donc j'étais très sensible à tous les bruits de la nature, avec en
particulier une petite crainte pour les... serpents.
Voilà mon
premier contact avec l'animal. Et par la suite, il m'a tellement
intéressé, j'ai trouvé tellement beau cette... Comment pourrait-on
appeler ça ?
Sa robe ?
Sa
robe ? La prochaine fois que je verrai une femme habillée
bizarrement, je penserai qu'elle est peut-être une
couleuvre, un serpent ! Il faut que je me méfie !...
J'ai une histoire en tête, qui sera peut-être une réponse à votre question.
Ma
soeur avait un conjoint qui s'intéressait aux bêtes sauvages (des
vipères vivantes, un crocodile très grand...) - et deux enfants. Très
sauvages. De temps en temps, je leur rendais visite et j'assistais au
repas du crocodile : il était dans un long bocal, ce crocodile. Le
repas du crocodile, c'était une petite souris blanche vivante : on
enlevait la planche qui était sur l'aquarium ; on se mettait
au-dessus du crocodile, et la gueule de l'animal, qu'on croyait tout en
bois - quand on lâchait la souris, s'ouvrait, et se refermait. Et
c'était fini, le spectacle. On remettait la planche.
Après quoi il y a eu un boa...
- A la place du crocodile ?
Non,
mais au même endroit - dans la même pièce, la chambre des enfants ( -
on ne sait jamais, les parents auraient pu se faire mordre !...)
Le
boa gîtait dans le lit, dans les ressorts - il avait trouvé qu'il y
faisait chaud, c'était pas mal. Et de temps en temps, il se laissait
glisser sur le plancher ; or lorsqu'il tombait, le type qui
habitait en dessous était persuadé que quelqu'un enlevait ses
chaussures, en haut - et il passait toute la nuit à attendre
la deuxième chaussure...
- Non, il ne savait pas que c'était un boa : il y avait un secret dans la maison.
Ce boa n'était pas gigantesque, ce n'était pas un animal adulte.
Le
beau-frère, ma sœur et les deux enfants sont partis en vacances dans la
région de Montpellier, si je me souviens bien ; ils avaient une
vieille deux-chevaux. Une nuit, par les trous du plancher de la
deux-chevaux, l'une de ces bestioles qui pouvaient y passer (- pas le
crocodile !) .... le boa a disparu. Ils l'ont cherché, ils l'ont
appelé ... Comment ils l'appelaient... ? Je crois qu'ils
l'appelaient « Vloum » - c'était le bruit du boa quand il se
laissait tomber... Vloum avait disparu. Ils l'ont appelé, ils criaient
dans la campagne : pas de Vloum. Ils sont rentrés à Paris, déçus
d'avoir perdu leur animal ; et ils ont lu dans un journal, je ne
sais plus si c'était Le Monde, qu'il y avait une querelle à Montpellier,
parce qu'on avait trouvé une couleuvre de Montpellier (-
espèce célèbre, qui gîte dans les arbres, qui est magnifique, et qui est
le plus grand serpent qu'on trouve en France, mais qui n'a jamais
dépassé deux mètres, deux mètres cinquante...) - En fait, c'était le
Vloum qui faisait des siennes, et qui se baladait dans la nature. Et
voilà, ça a été la fin de l'histoire.
Quelle place le serpent occupe-t-il dans votre travail ?
C'est un épisode. Je devais faire une exposition à l'Ecole des
Beaux-arts - c'était une exposition consacrée aux professeurs de
l'Ecole, dans un magnifique local tourné vers les quais. J'ai pris
plaisir à peindre ces grandes toiles : ces peintures de serpents
font deux mètres par deux, mais l'une d'entre elles faisait deux mètres
par quatre. C'est l'accouplement de deux carrés. Elle est très bien.
Mais je ne sais pas où elle est. Probablement un peu perdue dans
l'atelier...
L'accouplement de deux carrés, pas l'accouplement de deux serpents ?
Je suis très pudique...
Comme chacun sait... Justement.. je voulais savoir le rapport que vous
faites entre le serpent et le sexe, s'il y en avait un... Dans le
Journal d'une pomme de terre, par exemple, il y a cette petite phrase où
il est dit que « Lulu a vu le serpent »... Ce serait un peu comme voir
le loup ?
C'est
possible, oui, que ce soit un fantasme féminin... Mais le fantasme
masculin, ce serait d'avoir un serpent en rapport avec le sexe. Cela
parait tellement évident que je ne le pense pas ; on devrait
s'épargner ce genre d'évidence... Il faudrait que j'interroge ma mémoire
de jeune homme pour savoir si j'avais une vipère dans mes vêtements
intimes ! Non, je ne pense pas ; je pense que j'étais plutôt,
comment dire, plus doucereux... Je n'étais pas mécontent de ... d'avoir
un sexe. Et je pense que je ne l'utilisais pas, même fantasmatiquement,
comme un instrument de blessure, non ; j'avais des fantasmes plutôt
heureux et chargés d'espérance.
Pourtant, vous avez dit « une vipère » - et pas « un serpent »...
Je ne me suis jamais senti, il me semble, muni d'un serpent en place de sexe !
- Oui, mais dans cet énoncé, « serpent » est remplacé par...
« vipère », oui
- ... Par un animal agressif ?
Bon.
D'abord, il s'agit d'une vie à la campagne : je suis né en
Corrèze, j'ai parcouru les bois... J'ai passé toute
mon enfance dans la nature ; donc le serpent, c'est un animal qui a
joué un rôle dans ma vie réelle ou fantasmée : on demandait aux
enfants de faire attention, de mettre des chaussures pour aller dans tel
endroit humide... il y avait des vipères : près de l'endroit où on
se baignait, il y avait des sortes de marécages où il
pouvait y en avoir. Ça, c'est la première chose. La
seconde, c'est que j'ai remarqué que dans le monde paysan ( - qui
est devenu le monde des agriculteurs : ce n'est plus du tout la
même culture, la même manière d'être...), les paysans
ont appelé « vipères » tous les serpents.
C'est peut-être
aussi parce que c'est pratique : les paysans sont les inventeurs
de l'ordinateur, ce que personne ne sait. Par exemple, pour le
champignon : parmi les champignons bleuissants, il y en a un qui
s'appelle le « bolet Satan », et qui est toxique.
Donc,
alors qu'il y a une grande variété de bolets bleuissants de grande
qualité gustative (il y en a un qui est très beau, qui s'appelle
érytoprus, qui veut dire « rouge », qui est rouge
effectivement, qui est délicieux, et que personne ne consomme
...) - tous les bolets bleuissants sont rejetés : dès qu'un
champignon est bleuissant à la cassure, on le vire. Or il existe parmi
ces champignons des champignons délicieux. On assimile une catégorie
entière aux caractéristiques d'un seul, ou d'une catégorie
réduite : mais c'est une prudence formidable ! Il n'y a plus
de risques : un champignon bleuissant est toxique, donc tous les
champignons bleuissants sont à rejeter. On a beaucoup d'Amanite
phalloïdes en Corrèze, de toutes les amanites, oui, et toutes les
amanites, qui sont délicieuses, les amanites printanières ou autres,
sont rejetées. C'est ça que j'appelle une mentalité d'ordinateur.
Mais
il y a d'autres comportements de la campagne qui sont faux, et
qui n'ont peut-être pas de rapport avec l'ordinateur... C'est par
exemple l'interprétation des lunaisons, de l'influence des lunaisons sur
la poussée des champignons. Je m'intéresse beaucoup à ces
phénomènes-là : on prétend que dans la période où la lune n'est pas
pleine, le champignon ne pousse pas. Ce n'est pas vrai. Il pousse. Mais
c'est intéressant, cette idée fausse, parce que le bois se repose, il
n'est pas sollicité en permanence : pendant qu'il se repose, on
n'écrase pas la racine du champignon. Donc une idée fausse devient un
élément sociologiquement... structurant. C'est la même chose avec le
serpent.
A
la question qui faisait référence à une mémoire archaïque, à une
expérience d'enfant - puisque Lulu, c'était l'époque où vous étiez petit
garçon - vous avez répondu en mettant en avant le côté « vipère » du
serpent, et pas son côté « Vloum », ou « Gros-Câlin » - Est-ce que cela
signifie que pour vous, cette mémoire archaïque est une mémoire plutôt
paysanne ?
Elle est paysanne, sûrement. Après, elle évolue un peu vers une connaissance.
En
Limousin, il y a encore des vipères... il y a des niches de
serpents : on en trouve quelquefois sur sur les glycines, oui, il y
a des peaux abandonnées, des mues, que Marinette recueille, des mues
entières, très belles. C'est magnifique, une mue :
c'est le serpent qui se donne, se dépouille, c'est transparent, c'est
comme en verre... Ca enveloppe. Même dans ses phases d'abandon de la
peau, c'est la beauté. Une renaissance permanente. Je ne sais plus
quelle est la périodicité de la mue ; cette mue est vécue comme un
changement, mais aussi comme la présence du serpent : le fantôme a
laissé ses hardes sur place - c'est vécu comme une trace. Mais la
présence du serpent, c'est la
menace : le paysan dit, « ah, cette saloperie de vipère! »
C'est une histoire d'attirance et de répulsion ?
Pour moi, c'est en effet une attirance pour la beauté de l'animal, pour
cette répétition d'un motif décoratif, c'est évident, c'est très fort.
Ce qu'il y a de plus intéressant chez le serpent, c'est sa morphologie ;
et ce qui est très beau, dans la robe du serpent, c'est la constitution
d'un dessin qui se déploie en se répétant : c'est d'une modernité
extraordinaire. La répétition d'un signe, sur tout ce corps longiligne, -
« fuséiforme » , c'est un effet décoratif indiscutable ; si ce n'était
la frayeur que produit le serpent, on verrait des serpents partout,
parce que c'est magnifique. Cette magnificence cache-t-elle une menace ?
D'une
manière générale, d'ailleurs, les animaux ont des parures
extravagantes... Mais, comme « le beau », on ne sait pas très bien ce
que ça veut dire... Pour un serpent, c'est la répétition d'un motif
géométrique. - « Etre beau » - c'est difficile de savoir ce que c'est :
je ne me suis jamais posé la question ; et pourtant, on pourrait se la
poser, parce que dans la préhistoire comme à toutes les époques, cette
répétition d'un motif a agi comme production de beauté. La décoration,
c'est souvent la répétition d'un motif. - Alors, est-ce que le serpent
est une des références fortes pour produire un décor ? Est-ce que c'est
la maîtrise de l'homme sur la nature qui est constamment célébrée dans
la répétition d'un motif prélevé sur un animal dans la nature, sur
des plantes, et répété sur le mur ? Et cette répétition est-elle pour
l'animal, le serpent une manière de disparaître ?
Est-ce que la beauté du serpent est liée à sa linéarité ?
C'est
un trait - mais sinueux, en même temps ; c'est, comment dire, un
bénéfice décoratif secondaire de la linéarité, la sinuosité. C'est vrai
que le serpent permet une production de motifs très intéressants. -
Est-ce que cette sinuosité du serpent est à l'origine de nombreux
décors, je ne sais pas ; je pense que dans les sociétés qui vivent dans
la nature et qui sont confrontées à la présence de serpents, on doit les
voir sur les murs, sur les parois ... Et les colliers, les bijoux au
cou des femmes ?...
Et les peindre, est-ce que c'est une manière de désamorcer leur caractère menaçant ?
Non,
c'est une manière de mettre en évidence ce qu'on trouve beau dans
l'animal, ce qui nous attire : les motifs, la manière dont le corps se
termine, la manière dont il s'étale sur le sol. Et les « vipéreaux » que
la chatte nous ramène... on ne sait jamais ce que c'est. Il y a
toujours cette ambiguïté. C'est toujours ce stéréotype paysan... Les
machines agricoles les détruisent : je voyais dans le pré, quand on l'a
fauché, un carré qui se réduisait de plus en plus... et le serpent, qui
se réfugiait dans son herbe, a fini par être tué.