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Gérard Haddad

Gérard Haddad est psychanalyste et écrivain.


Dans votre ouvrage intitulé Le Péché originel de la psychanalyse , vous consacrez un chapitre à la relecture de la Genèse à travers le spectre de votre formation lacanienne. Pourriez-vous nous parler de la place du péché originel dans la religion juive ?

Gérard Haddad. Christianisme et judaïsme n'ont pas la même lecture de ce passage de la Genèse. La notion même de péché originel qu'il s'agirait de réparer n'existe pas dans les textes juifs.
  Le christianisme, déjà, semble donner à ce passage un caractère d'événement réel, même recouvert d'un habit symbolique. La passion de Jésus sur le Golgotha, ainsi nommé parce qu'Adam, le premier homme, y aurait été enterré et dont le crâne ressurgit au moment de la crucifixion, a pour but de racheter ce péché. 
Pour Maïmonide, considérer cette histoire autrement que sur un mode allégorique est inacceptable. 
 D'autres passages du Pentateuque occupent dans la conscience du juif une place plus essentielle, plus actuelle. D'abord le péché du Veau d'Or commis par des hommes qui ont assisté à tant de miracles ; ou l'épisode des espions, dont le rapport sur leur mission en Canaan va décourager les Hébreux et provoquer leur révolte contre Moïse. A cause de quoi, toute cette génération mourra dans le désert. C'est un bel exemple de cette faute par lâcheté que Lacan définira comme « reculer devant son désir ». Cet évènement est commémoré chaque année dans le deuil national du 9 av. J'ajouterai le crime primordial de Caïn tuant son frère.
  Comment, dès lors, interpréter le passage inaugural de la faute d'Adam et Eve dont le serpent est l'agent ? Ces interprétations peuvent être multiples. La plus simple est peut-être la suivante. Dans la mesure où le mosaïsme prend le contre-pied radical de toute la civilisation païenne qui l'entoure, et compte tenu du culte du serpent, à la fois celui qui connaît les mystères, en même temps que symbole de guérison et de fertilité pratiqué par les peuples du Moyen Orient, cet épisode est une condamnation de ce culte païen qui se maintiendra chez les Hébreux jusqu'au règne du Roi Ezéchias. Cet épisode est comme un avertissement à l'endroit de la fascination que peut exercer cette divinité rusée. La Grèce elle, reprendra le culte du serpent.

De quelle image jouit le serpent dans le judaïsme ?

L'image du serpent dans le judaïsme est la plus négative qui soit. Il est considéré comme le principal ennemi de l'homme, celui « qu'il faut écraser du talon ».
En même temps, il est au principe de l'Impureté.
Distinguons bien l'impur et le mal. L'impureté n'a rien à voir avec le mal, ni avec le péché. Une femme qui vient d'accoucher est impure, le cadavre est impur, tout comme sa demeure  ou le cimetière. L'impureté implique rites de purification. C'est la transgression de ces rites qui devient péché.
Or, le serpent cumule en lui l'impureté maximum et le mal absolu. Il doit être écarté, ainsi que tout ce qui lui ressemble, de près ou de loin : mollusques, invertébrés, etc., dont la consommation est strictement interdite.

Tout ceci nous amène à aborder la question qui a suscité notre rencontre : la place de l'art dans le judaïsme. J'ai été conduit à me poser cette question à la suite d'un travail mené en commun avec mon épouse Antonietta, sur la découverte de la psychanalyse . J'ai été conduit à énoncer cette première thèse : Freud n'aurait pas découvert la psychanalyse si, simultanément, il n'avait pas connu une conversion esthétique, c'est-à-dire la  découverte de la dimension de l'art, celle des arts plastiques. C'est son ami Fliess qui initia Freud à cette dimension esthétique.

Cette thèse est corrélative d'une seconde : jusqu'au milieu du 19ème siècle, la dimension de l'art, (au sens des arts plastiques) n'existait pas dans le monde juif. Je sais que des auteurs affirment le contraire, mus par un chauvinisme mal placé. La notion de décoration, d'artisanat, existait bien dans le monde juif, pas celle de l'art. Je ne reprendrai pas ici les arguments que j'ai déjà avancés. Un seul me suffira, venant d'une autorité incontestable, celle du peintre Kikoïne, ami du plus grand peintre juif, Chaïm Soutine. Celui-ci disait que la souffrance de Soutine provenait du fait qu'il n'y avait aucune tradition picturale dans le monde juif traditionnel  (qu'il connaissait bien), et que son ambition était de fonder cette tradition. Aujourd'hui les peintres juifs pullulent, et quelques uns comptent parmi les plus grandes gloires de la peinture contemporaine.
Certaines rares exceptions, comme la fameuse synagogue de Doura Europos me paraissent plutôt confirmer ma thèse que l'infirmer. 
Si on admet les deux précédents points, une troisième question surgit : pourquoi cette absence de sensibilité plastique dans le judaïsme traditionnel ? 
 Qu'on ne se précipite pas sur la réponse : à cause de l'interdit de la représentation !
 Que signifie cet interdit : le culte des représentations ! Autrement, les représentations « décoratives » sont parfaitement admises et on peut observer de telles représentations aussi bien dans maintes synagogues que dans les demeures de juifs pieux. Le plus bel exemple en est justement la fameuse synagogue de Doura Europos, ou celle de Beth Alpha , couvertes de fresques et de mosaïques
  Par ailleurs, l'Islam, avec sa conception beaucoup plus stricte de l'interdit de la représentation, est parvenu à développer un bel art islamique. 
Non, l'insensibilité séculaire de la culture juive aux arts plastiques provient d'une autre source. 
Jean Pierre Vernant et d'autres ont montré que l'art grec - et cela vaut pour toutes les cultures - naît d'un commerce avec le « monde intermédiaire » symbolisé par Artémis, Gorgo et... le serpent. Plus directement avec le monde des morts, comme l'illustrent le mythe orphique et quelques autres.
  Or ce monde est précisément le monde de l'impur dont nous parlions, avec lequel le commerce est radicalement proscrit.
  On trouve dans la Bible un passage où le roi Saül convoque l'âme du prophète Samuel. Il sera très durement condamné pour cet acte.
  C'est à mon avis ce tabou très strict du commerce avec l'impur aui est à l'origine de cette absence d'art juif, tabou transgressé à partir du 19ème siècle par des juifs en rupture avec leur foi. C'est aussi ce tabou que Freud dépassera.
  D'ailleurs ce dépassement pour lui restera partiel, en quoi Freud resta profondément juif.
  Je lis en ce moment ce livre hallucinant de Jung, Ma vie, et j'y découvre sa passion pour les cadavres. Freud ne cesse de le mettre en garde contre ce goût qu'il trouve éminemment malsain et qu'il ne comprend pas. Dans cet exemple on voit vraiment la différence entre un esprit juif et un esprit goy : le goy a besoin de ce contact avec l'autre monde, alors que le monde juif est construit dans un refus total de ce contact, avec des milliers de rites qui permettent de consolider cette rupture.
 Notons qu'il n'existe pas, en hébreu classique, de terme pour désigner l'art. Il faudra attendre le 20ème siècle pour que Ben Yehouda, le fondateur de l'hébreu moderne, invente un mot, omanouth, qu'il crée en changeant une voyelle du terme qui désigne l'artisanat, oumanouth. Notons aussi qu'il existe bien, en arabe un mot, fahn, pour nommer l'art.

Pourquoi le serpent est-il, lui aussi, source d'impureté ? Qu'a-t-il de commun avec le cadavre ?


Il est impur parce qu'il rampe, il ne s'est pas détaché de la terre-mère. La dignité de l'homme est de se tenir « debout devant Dieu », homo erectus, homo viator, l'homme qui marche. Tous les états régressifs sont impurs. Et la régression la plus extrême est celle de la mort, impureté suprême.
Rappelons aussi le lien du serpent avec toutes les pratiques magiques idolâtriques.

Dans un entretien qu'il accorde à Pierre Kahn, publié à la suite de son ouvrage La Mort dans les yeux, Vernant parle de la méfiance des anthropologues à l'égard de la psychanalyse, et plus particulièrement à l'égard de l'application immédiate et universelle de concepts. Il l'oppose à la relativité des phénomènes culturels qui concerne l'anthropologue.


Les rapports entre psychanalyse et anthropologie sont complexes, mais aussi d'une grande fécondité. Freud considérait son essai Totem et Tabou comme son chef-d'œuvre. C'est une œuvre fortement inspirée  des travaux aujourd'hui dépassés de Frazer et de Robertson Smith.
Beaucoup d'anthropologues, et en premier lieu Lévi-Strauss,  ont déclaré leur admiration pour Freud. 
Je ne comprends pas ce que signifie « application immédiate et universelle de concepts ». Telle n'était pas, en tout cas, me semble-t-il, la démarche de Freud qui refusait l'idée d'une traduction universelle des rêves. 
Les seuls universels que reconnaît la psychanalyse sont ceux de l'interdit de l'inceste et du primat du langage dans sa vie psychique.
 Lacan, sa vie durant, dialogua avec Lévi-Strauss aussi bien qu'avec des linguistes comme Jakobson ou Benveniste. Ce dialogue semble aujourd'hui en panne et peut-être est-ce une des causes du déclin de la psychanalyse.
 Dans la formation du psychanalyste, l'étude de l'ethnologie me paraît extrêmement importante. Je n'oublie pas que Lacan me suggéra fortement de lire le Do Kamo de Leenhardt et toute l'œuvre de Lévi-Strauss. Ces lectures m'ont été très utiles. 
Ceci dit, il s'agit de deux disciplines distinctes. J'ai fait autrefois une petite formation dans l'interprétation des photos aériennes, et le principe que le relief naît de la vision binoculaire n'est pas pour moi une notion théorique.

Propos recueillis par Laura Ménard

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Mise à jour le 28 octobre 2008
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