Pour
le comprendre, il faut d'abord se remettre en tête la carte de l'Asie
du Sud-est. Sur le front Pacifique du Vietnam, vous avez les
Mnong-Khmer, des austro-asiatiques, comme beaucoup de tribus de
l'intérieur, comme les Viet. Est venu s'y encastrer un groupe
austronésien (- qui a donné les Chams, les Rhadés, les Joraï), qui avait
une organisation plus efficace que les autres. Les uns, les Chams, les
Rhadés, les Joraï, ont été indianisés, les autres, les Vietnamiens,
sinisés ; c'est là que se produit la rencontre entre indianisation et
sinisation - ce qui explique le terme « Indochine », forgé par le grand
géographe danois d'expression française, Malte Brun. Les premiers
voyageurs étaient frappés par les caractères chinois chez les uns, et
les caractères inspirés de l'hindouisation chez les autres.
En ce qui
concerne les mythes, et c'est d'une grande importance, chez les Rhadés
tout se termine sur la mer ; l'océan est là, ce sont de grands
navigateurs. Précisons que les Austronésiens comprennent les
Malayo-polynésiens, depuis notre secteur, les Chams, les Rhadés, jusqu'à
l'ouest, Madagascar, et à l'est jusqu'à l'Ile de Pâques : c'est la plus
grande extension au monde d'une langue - c'est énorme, cela
dépasse les Vikings ; et tous ces archipels et ces îles ont été
découverts et conquis par les Austronésiens.
Chez les Austronésiens,
donc, c'est la mer qui joue un rôle capital. En revanche, chez ceux chez
qui j'ai habité, les Mnong Gar, qui sont des Austro-asiatiques, les
gens du fleuve, les tribus non-influencées, ou très peu, par les grandes
civilisations... c'est un serpent énorme qui a descendu le fleuve...
Le serpent, c'est une réalité qui m'a touché. Comme je le raconte dans l'Exotique est quotidien [1], lorsque je vivais dans une case en bambou, un jour, je lève la tête, et sur l'armature du toit, il y avait une mue de serpent, un serpent qui logeait dans le bambou... Or lorsqu'un serpent s'approprie une place dans une maison, il faut l'abandonner, la démonter pour la reconstruire ailleurs !
Vous
vous rendez compte du travail ?... Je n'ai rien dit; j'ai ramassé
et camouflé la mue : très agréable... D'autant plus que, la nuit,
je n'avais qu'une lampe à pétrole : les ombres bougeaient, on regardait
en l'air, on ne voyait pas distinctement...
C'est que le python est tabou.
A vrai dire, peu importe l'espèce, c'est le serpent qui est un animal tabou. Tout simplement parce qu'il est dangereux, qu'il peut surgir de toutes parts. Sa présence est aussi dangereuse, si l'on se balade la nuit, que celle du tigre.
Je
me souviens d'un officier pharmacien français qui était à Pondichéry,
en Inde. Il avait fait une étude sur le venin des serpents. Il avait
découvert une chose surprenante : c'est que la peur des gens vis-à-vis
des serpents est telle qu'en plusieurs cas, des gens sont morts à la
suite de morsure de serpents, même si le serpent en question n'était pas
venimeux : ils mouraient de la simple peur du serpent. Les gens sont
persuadés que le serpent est par définition mortel.
Les serpents sont également associés pour moi, à l'un des plus beaux coins que je connaisse au monde, l'île de Khrone, dans le sud Laos, sur le Mékong. Un après-midi, j'y suis allé, j'ai fait le tour de l'île - j'avais très mal choisi l'heure, c'était le grand soleil, les serpents se délassaient, comme nous... A chaque pas, il y a en avait un qui filait ; c'était assez désagréable...
Le
mythe qui façonne le rapport au serpent, est celui du serpent qui se
déploie au dessus de la tête du Bouddha pour le protéger de la pluie. Il
y a toujours cette ambiguïté : le serpent, c'est à la fois l'être
protecteur et l'être dangereux, Mara, avec tous ses acolytes, celui qui a
envoyé l'inondation contre Bouddha. Ce qui le caractérise, c'est qu'il
est l'être supérieur du fond de l'océan, mais qui monte et qui peut
atteindre le ciel ; c'est la force vive de la nature, avec ce caractère
de destructeur en même temps. Bouddha était à la fois attaqué par Mara
et protégé par le Nâga déployé - c'est d'ailleurs un thème de
statuaire très répandu.
Le serpent, c'est la force de la nature. Par
exemple, quand un laïc va entrer dans la communauté des moines, avant
son ordination, on l'appelle Nak (Nâga en lao) : c'est encore un être,
j'allais dire naturel, vivace - pas complètement civilisé, humanisé ;
quand il sera entré dans la communauté des moines, il sera réellement
humain.
Dans certains domaines, on trouve chez les Nâga une
bisexualité, comme chez les humains : le Nâga mâle et la Nâgi femelle.
Dans les mythes d'indianisation, par exemple celui des Khmers, c'est un
brahmane qui se marie avec la Nâgi Soma , c'est-à-dire « la Nâgi à
l'odeur de poisson ». Mais dans d'autres endroits, on ne parle pas de
Nâgi, le Nâga est un être très viril. Par exemple dans le mythe
d'origine du clan du vice-roi Phetsarath, le grand ancêtre avait
régulièrement besoin, environ toutes les quatre semaines, de se
recueillir et de se retirer derrière sept rideaux pour redevenir un
Nâga, et il était interdit de le voir. Un jour son épouse, poussée par
la curiosité, a retiré un à un les sept rideaux pour regarder ; or à ce
moment-là, le prince n'avait pas encore achevé sa re-transformation en
être humain : il est resté partiellement un Nâga, avec une queue de
Nâga.
En Asie du Sud-est, le Nâga, c'est la force vitale de l'être,
c'est la mer, la mousson qui apporte la richesse, les cultures. La
régénérescence du roi sur son origine Nâga, c'est le besoin d'apporter
ces forces. Mais qu'on le surprenne ainsi, l'ancêtre du roi Phetsarath
ne l'a pas supporté : il s'est emporté, et dans son élan il a tout brisé
de sa queue de serpent !
Dans le mythe lié au Nâga, il y a un
point que je ne parviens pas à bien m'expliquer ; c'est que partout où
on parle de Nâga, il y a pour honorer un moine ou surtout un abbé à la
tête d'un monastère, des cérémonies au cours desquelles il est ondoyé,
et l'eau, versée par les habitants, dans une canalisation en forme de
Nâga, au-dessus d'une palissade qui entoure le moine... Chez les Laos,
on parle toujours de Nâga, mais il existe un autre génie ophidien, très
localisé, qui s'appelle Nguok, auquel on fait des offrandes dans le
Mékong, par exemple pour la fête des eaux.
- Regardez la mousson :
c'est elle qui apporte la production des rizières, la nourriture, la vie
- mais aussi l'inondation, la destruction... Le Bangladesh, par
exemple, va disparaître dans moins d'un demi-siècle, sous les
inondations : c'est vraiment l'image du Nâga.
Plutôt
la vie et la destruction ; car quand on emploie le mot 'mort', c'est
toujours avec un arrière-plan occidental. Evidemment, il est
nécessairement simpliste d'essayer d'expliquer un mythe par
l'environnement ; mais enfin, il y a quelque chose de manifeste dans le
rapport du Nâga à la mousson : la démesure dans l'abondance et la
démesure dans la destruction.
Quand on vient d'une culture
européenne, on a toujours cette image terrible du serpent origine de
tous les maux ; mais remarquez bien qu'il est aussi la connaissance : il
ouvre la connaissance à Eve - et il apporte mort ; il brise un
caractère de l'être. En Asie du Sud-Est, on retrouve cette
ambiguïté, mais d'un autre point de vue : c'est l'abondance et la
stérilisation ; il y a un lien fort des Nâgas avec la fertilité.
Dans
l'extrémité nord du pays thaï, en Sipsongpanna (Chine du sud), le
prince enlevait cent jeunes filles : c'était le descendant d'un
Nâga, et il était Nâga lui-même - il avait besoin d'une quantité de
femmes.
Oui
; sauf que le prince, lui, ne trucidait pas les femmes ! Sauf dans sa
colère, où il détruisait tout, y compris les jeunes filles qui étaient
là. Quant à sa femme, qui par curiosité, avait provoqué tout ça, elle
mourut en mettant au monde un enfant - car la virilité du Nâga est
surpuissante.
Par exemple au Laos, avant la moisson, il y a cette
grande « fête des fusées » ; or les fusées ne sont rien d'autre que des
Nâgas : ils partent secouer le dieu du ciel pour qu'il envoie la pluie,
qui est régénératrice. Lors de cette fête des fusées, il y a un
déploiement extraordinaire de sexualité dans les chants des paysans. Je
me souviens d'un homme qui avait fabriqué un faux appareil photo à
plaques. Il faisait poser les villageoises devant l'appareil, en leur
demandant de sourire ; et au moment où il a déclenché la prise, est
sorti de l'objectif... un énorme phallus ! J'avais mon appareil mais
malheureusement, j'ai raté la photo de cette photo ! J'étais tellement
surpris...
Lors de ces fêtes, le soir, Il y avait également des cours
d'amour, dans l'enceinte du temple : les jeunes filles qui venaient
apporter des offrandes au temple s'habillaient avec ce qu'elles avaient
de plus riche et de plus beau, les jeunes gens se promenaient avec leurs
khène (orgue à bouche), et des chants alternés avaient alors lieu : le
garçon commençait, la fille répondait, etc... C'était très, très beau, à
la lumière des petits lumignons, avec un vrai sens poétique : il y
avait toujours un joueur de khen, et celui qui chantait, chantait en
dansant des mains... J'ai eu la chance d'assister à cela. Mais à la fois
sous la pression des conseillers américains et des conseillers
communistes, tout cela a maintenant disparu.
Je me souviens d'une anecdote : nous étions sur un sentier en forêt, avec un jeune ingénieur agronome qui parlait français, il nous guidait. Il était en tête. y avait ensuite Godillot, et moi en dernier. Tout d'un coup, notre guide s'arrête, se précipite en arrière, et dit à Godillot : « Tuez-le ! Tuez-le ! Le serpent qu'il y a là, tuez-le !» Nous avions une canne de bambou - Godillot tue le serpent. Alors je dis à notre guide : « Mais pourquoi ne l'avez-vous pas tué vous-même ? » - « C'est que je suis bouddhiste, je ne peux pas tuer ! » ... Seulement, il demandait à ce que ce soit un autre qui le tue !... Mais ce serpent n'était pas un cobra.
Pendant un des voyages que j'ai fait avec mon épouse, après un dîner, un orage a éclaté ; on a d'abord voulu rentrer en taxi, et à un moment donné, comme la ville était inondée, le taxi ne pouvait plus avancer. On est descendu, c'était dans un endroit dégagé, près du palais de la Princesse, nous marchions sur le port - mais dans l'eau. C'était l'un des premiers séjours de mon épouse, je ne voulais pas qu'elle ait la mauvaise surprise de rencontrer un serpent. Tout d'un coup, un vieux chinois avec son vélo me dit un mot - et comme mon épouse ne parle pas la langue, elle n'a pas compris. Le vieux chinois parlait assez mal le thaï, mais le terme qu'il utilisait était compréhensible. Pour atteindre les jardins de la Princesse, il y avait un aplat de ciment, sur lequel il y avait... une petite masse qui se mettait au sec. C'était désagréable, parce qu'on marchait dans l'eau sans savoir sur quoi on pouvait mette les pieds !
Cet objet en fougère a un rôle protecteur : il représente la protection contre la male mort et les maux. Ce n'est pas un Nâga, c'est un objet mnong gar, culture dans laquelle cette puissance du serpent n'existe pas ; le seul génie ophidien, chez eux, c'est le serpent qui descend le fleuve. Quand on tue un python, on le met sur une sorte de portique, et c'est un acte lié là aussi à la protection ; mais qui n'a pas, encore une fois, la même force que le Nâga dans les cultures bouddhisées.
Je pense aux rampes
des temples par exemple, qui prennent souvent la forme du Nâga,
s'achevant avec la tête du serpent ; mais là encore, il s'agit d'un mode
de figuration mimétique : c'est une référence immédiate au barattage de
la mer de lait. Je n'ai pas en tête de représentation où le serpent
serait figuré par un signe. C'est une question difficile, car s'il
existait des signes qui figuraient le serpent, ils pourraient n'avoir
rien à voir avec sa morphologie ; et, souvent, l'origine du motif est
perdue.
Je n'ai pas connaissance, dans les arts ornementaux, d'un
signe formel qui représenterait le serpent. Il faut dire que dans mes
recherches, je me suis un peu éloigné des figurations matérielles, et
dans ce domaine, on a besoin de se ressourcer sans cesse.
[1] L'Exotique est quotidien, Chap XXX, p 382-383
Faucille à riz en forme de serpent nagâ.
Khmer (Cambodge), début XXè siècle.
Bois, fer, 51 x 34 cm.
Paris, musée du quai Branly