Il faut,
obligatoirement, un élément anatomique caractéristique, pour identifier
une représentation comme la représentation d'un serpent, et non d'un ver
de terre ou d'une anguille.
En revanche, pour ce qui est des
signes abstraits, prenons l'exemple de la petite plaquette de Malta, en
ivoire de mammouth (plaquette perforée, donc destinée à être suspendue,
ou portée sur le corps ou sur un vêtement) : d'un côté, des cupules,
des formes géométriques très structurées, extrêmement élaborées ; de
l'autre, des formes a priori « serpentiformes ». Mais ces lignes «
serpentiformes » ne le sont en fait que dans notre imagination, et
pourraient être tout aussi bien des vers, ou d'autres formes animales.
Cependant,
on a retrouvé à Malta des représentation anthropomorphes (- des femmes,
avec des seins sur le thorax), qui sont extrêmement stylisées ; il y a
dans l'ensemble de l'activité graphique de Malta, une esthétique qui
privilégie la réduction à l'essentiel, la stylisation, la simplicité
géométrique des formes.
Je
ne sais pas si votre question est réellement fondée. A l'évidence, le
serpent se prête à une schématisation, un dépouillement extrême. Mais je
ne sais pas si l'on peut trouver une représentation qui ait perdu toute
épaisseur, toute « corporéité », et qui soit réductible à une « ligne
pure ». Je ne crois pas que cela existe. Le serpent se prête à une
simplification graphique, mais il n'est pas le seul. L'iconographie
paléolithique européenne met en évidence que l' « animal » qui se prête
particulièrement bien à la simplification est le poisson. Le poisson,
par sa forme ovale, est souvent représenté, précisément, par des formes
ovales pures. On peut se demander si beaucoup des formes ovales
présentes sur des instruments de chasse ne représentent pas des
poissons. Si un oeil est représenté à un des bouts de l'ovale, ou un
trait représentant les ouïes, le poisson est clairement identifiable.
Pour
ce qui est du serpent, une simple ligne ondulée, en revanche, est
considérée par les préhistoriens comme étant une simple ligne, et non
une représentation de serpent.
Tout
à fait. Trouver la représentation schématisée d'un bison est très rare,
car l'anatomie massive de l'animal impose une mimêsis figurative. En
revanche, pour des animaux comme les pisciformes, ou les serpentiformes,
on remarque effectivement une déstructuration du figuratif, jusqu'à une
éventuelle abstraction, géométrisation totales, où s'abolit le
figuratif.
Il faut préciser, d'autre part, que le serpent est
extrêmement minoritaire dans l'iconographie préhistorique, paléolithique
(Altamira, Lascaux, etc.) ou autre. Par exemple, en Australie, l'on
trouve une représentation de serpent, mais entourée d'un ensemble
iconographique extrêmement important.
La représentation du serpent
est véritablement ultra-minoritaire. Breuil, fameux préhistorien, qui
travaillait ici [à l'Institut de Paléontologie Humaine] avec Teilhard de
Chardin, avait fait en 1927 publier ce qu'il connaissait des
représentations de batraciens, de poissons et de reptiles : les serpents
y étaient extrêmement minoritaires.
Par conséquent, le corpus des
représentations de serpents n'est pas suffisant pour approfondir une
question aussi analytique que celle de la schématisation des formes de
l'animal. Le serpent ne devait sans doute pas faire partie des «
fantasmes » principaux de l'homme de la Préhistoire.
Cette
question dépasse la problématique propre à la représentation du serpent
et participe de l'interrogation sur la fonction même de ces
représentations, de ces images, de cet art préhistorique. Un bison peint
ou gravé diffère d'un bison vivant : la représentation de l'animal
construit une image mentale du bison, image, comme on l'a vu,
extrêmement réaliste ou, au contraire, extrêment modifiée par
l'imaginaire. L'analyse comparatiste des représentations paléolithiques
(différence de données technostylistiques notamment) dans différentes
grottes célèbres révèlent des différences majeures dans les
représentations, selon la culture et la période. Périgourdins et
Pyrénéens, à la même époque du Magdalénien, dessinaient des bisons d'une
façon très distincte. L'animal de référence est pourtant le même pour
les différentes tribus ; mais le Pyrénéen dessine des signes claviformes
à côté de ses bisons, lorsque le « cousin » du Périgord, lui, dessine
au contraire des signes « tectiformes » (en forme de toit) ; et le «
cousin » de Santander, lui, dessine de grands signes cloisonnés,
quadrangulaires, remplis. Ces styles différents sont rapprochables de «
mots » différents, de « langues » différentes destinées pourtant à
exprimer la même réalité.
Ces tribus avaient un monde de référence,
et possédaient pourtant des signes distincts, des « mots » distincts, un
vocabulaire distinct pour l'exprimer. Tout comme les signes
linguistiques, ces signes figuratifs forment un système de
représentation du monde.
Tout à fait. Toutefois, si
certains animaux se prêtent à des élaborations stylistiques très
élaborées et très différenciées, le serpent, lui, pauvre bête sans
pattes, a toute chance, ou toute malchance, de voir son expression
réduite à des formes assez simples et peu différenciées. Le mammouth
également, qui présente une forme assez facilement simplifiable.
Le
renne en revanche, avec ses ramures, se prête à des représentations
extrêmement détaillées, complexes, stylistiquement très riches. Mais la
représentation du serpent est plutôt dérisoire sur le plan stylistique.
Bien
évidemment, le style est une des données qui constituent l'identité
propre d'un groupe de représentations. Le style des bisons de
Font-de-Gaume - anormalement développés, presque des mammouths -
est bien différent de celui des bisons des Magdaléniens de Niaux ou de
Santander. Le style joue un rôle très important dans la définition
identitaire d'un groupe de représentations.
Je
ne crois pas qu'on puisse le dire. S'il y a récit, on n'en a pas, au
sein des ensembles graphiques, les éléments dramatiques ; les signes
sont agencés de façon purement symbolique. On n'a pas de narrativité ;
as de récits de serpent, ni non plus de récits de félins, par exemple,
attaquant d'autres animaux.
Pour autant, dessiner un serpent n'est
peut-être pas le résultat d'une simple inspiration gratuite. Ces
serpents ne représentent-ils pas une histoire? Un récit dans lequel les
serpents ont un rôle à jouer ? La question est valable aussi pour
d'autres animaux, comme les animaux marins.
On peut certes poser la
question. Mais l'art préhistorique, tel qu'on peut l'observer, ne nous
donne aucun élément de réponse sur ces éventuels éléments narratifs.
Il y a un discours, oui ; mais pas de récit au sens d'histoire, de relation d'un événement réel ou mythique. Dans la grotte de Fontanet, par exemple, l'on trouve des paires de points placés de part et d'autre d'une crevasse, d'une faille naturelle : ces signes entretiennent un rapport évident avec la paroi ; il y a quelque chose de l'ordre d'une structuration de l'espace, d'un positionnement réfléchi, d'un véritable discours. Pour moi, l'on peut parler de « phrases », et éventuellement, si ensemble de « phrases » il y a, d'un discours. Je suis intimement convaincu que ces signes sont des « mots » qui s'associent, s'organisent selon une syntaxe propre (quelque souple que soit cette syntaxe). Cette présence d'un discours demeure toutefois impossible à démontrer.
Vous avez certainement raison ; mais comment le démontrer archéologiquement? La forme graphique du serpent, par elle-même, occasionne peut-être effectivement des formes hybrides, qu'on pourrait appeler « chimères ». Mais ce phénomène est strictement impossible à démontrer pour la Préhistoire.
Je ne suis pas du tout d'accord avec ce type de raisonnement, que l'on trouve constamment. C'est une erreur de méthode, née de la confusion entre la réalité et ce que croient observer les chercheurs. Rien ne ressemble davantage à un cercle qu'un autre cercle, si l'on veut caricaturer ; c'est la seule analogie formelle, sans contrôle méthodologique, qui soutient ce type de raisonnement. Par provocation, l'on peut aussi comparer une chaise et une vache, qui sont tous deux des quadrupèdes. Les ressemblances que vous avez évoquées sont liées à une simple identité de répertoires formels élémentaires, et n'indiquent aucune convergence de sens.
Construction,
déconstruction, reconstruction... : l'image, quelle qu'elle soit, ne
nous laisse pas dans une situation de neutralité, de gratuité. Mais il
est réducteur d'imposer une lecture particulière de l'image. Qu'est-ce
que voulaient vraiment signifier les Magdaléniens, en dessinant des
bisons ? Les interprétations sont nécessairement des reconstructions.
Est-ce qu'il est valable de supposer des phénomènes religieux, ou
infra-religieux ? Est-ce que ces images m'y autorisent ? La prudence
méthodologique doit-elle complètement régner ? La « Science » m'impose
t-elle d'évacuer complètement cette question du signifié et du
symbolique, pour ne m'intéresser qu'à la description du signifiant ?...
Pour prendre l'exemple de la psychanalyse : le psychanalyste ne peut se
refuser, quels que soient les risques d'erreur, à tenter une analyse de
son patient.
Par exemple, l'on trouve des cas d'hybridation d'hommes et de bisons - des « chimères » précisément. Dans ces représentations, l'insistance sur les sexes, sur la sexuation, la sexualité, est évidente. Des rennes, femelles ou mâles, peuvent également être présents dans ces représentations hybrides, avec leurs organes en état d'excitation. L'on trouve un regard échangé, par exemple, entre un renne-bison femelle et un homme-bison mâle. Ces représentations hybrides de bisons, de rennes et d'hommes questionnent clairement le sexe et la sexualité.
On n'a pas les éléments de réponse. Les serpents représentés sur le bâton de Montaoudier sont une représentation clairement décodée de l'acte sexuel, mais je ne crois pas que de manière générale, dans l'iconographie préhistorique, l'on puisse associer au serpent une symbolisation sexuelle.
Encore une fois, le corpus des représentations de serpent est réduit et très éclaté. La sexualisation symbolique du poisson - symbolisme vulvaire de la forme ovale, est davantage patente. Mais je ne crois pas que l'on puisse assigner au serpent ce genre de vocation symbolique.
Serpents gravés.
Bâton de commandement ou bâton perçé magdalénien.
Longueur 37,2 cm.
Montgaudier (Charentes)