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Denis Vialou

Denis Vialou est préhistorien, et spécialiste de l'art préhistorique. Il enseigne à l'Institut de Paléontologie Humaine, et dirige le Laboratoire de Préhistoire du Muséum National d'Histoire Naturelle.


Quels sont les critères qui permettent d'identifier, à partir de « traces » d'art préhistorique, une représentation d'animal, et de serpent en particulier?


Denis Vialou
: S'il y a quelque chose d'identifiable comme animal, serpent ou cheval par exemple, c'est parce que l'image, la forme, reproduisent et imitent la nature. Simple mimêsis : le serpent et le cheval existent, indépendamment de l'utilisation que l'homme peut en faire. Même chose pour le bison, ou la girafe. - Comment vais-je identifier une girafe, et la différencier d'une rhinocéros ou d'un tatou? Par son anatomie naturelle, telle qu'elle existe  - ou plutôt telle que l'homme la perçoit. L'art préhistorique, dans sa pratique figurative, réplique des animaux, tout comme il réplique l'homme.

Le cas des dessins « serpentiformes » est problématique : rien ne ressemble davantage à un serpent qu'une ligne ondulée. Un cheval s'impose par lui-même, par sa structure anatomique, sa morphologie... « c'est » un cheval ; même lorque l'on a affaire à des segmentations. Dans les dessins de la Préhistoire, une simple tête de cheval, voire les deux seules oreilles et la crinière, avec une tête à peine esquissée, suffisent à identifier un cheval. Même chose pour le bison. En revanche, lorsque l'animal, par son anatomie naturelle, est susceptible d'être réduit, résumé à des formes essentielles, schématisé, l'on plonge dans l'interprétation ; un motif « serpentiforme » ressemble à s'y méprendre à une anguille, ou à un ver de terre ! La catégorie « serpentiforme » est déjà le résultat d'une lecture, d'une interprétation, d'une projection idéologique.
Serpents gravés. Bâton de commandement ou bâton perçé magdalénien. Longueur
Le « serpent » est déjà présent dans notre tête - et non les vers de terre. Mais montrez un motif « serpentiforme » à un naturaliste spécialiste des annélides, il y reconnaîtra un ver de terre... C'est-à-dire qu'en dehors de toute documentation permettant de contextualiser historiquement la représentation, il y a une part très forte de projection subjective.
Ceci étant, lorsque l'on a affaire à des serpents représentés d'une façon suffisamment figurative, comme c'est le cas pour le bâton percé de Montgoudier, le « je » s'efface, car l'image, par elle-même, impose ce qu'elle est.

Mais dans des cas où aucun élément ne renvoie à la morphologie de l'animal, qu'est-ce qui permet d'identifier une représentation de serpent?


Il faut, obligatoirement, un élément anatomique caractéristique, pour identifier une représentation comme la représentation d'un serpent, et non d'un ver de terre ou d'une anguille.

Mais une ligne abstraite ne peut-elle également représenter un serpent?


On va y venir. Encore une fois, c'est l'élément naturel qui s'impose d'abord, hors de toute interprétation forcément aléatoire. Par exemple, en se promenant dans un champ, il est facile de distinguer les empreintes d'un sabot de cheval et d'un sabot de vache. Le sabot du cheval est unique; le sabot de vache comporte deux ongles. L'empreinte s'impose par elle-même. Or ces empreintes sont précisément, quoique d'origine non-humaine, des signes : il s'agit bien là de signes, permettant d'identifier le référent qu'est l'animal réel. Autre exemple, celui d'un élan du Cap (la plus grande antilope africaine) : l'animal ne peut être confondu avec nul autre, l'effort de figuration allant jusqu'à la restitution de la tridimensionnalité. Encore un exemple : les segments hyperfiguratifs de corne de bouquetin. Dernier exemple : une ligne en « S » représentant une corne de bison, à côté d'un oeil de bison, suffisent à identifier l'animal, car ils permettent une caractérisation anatomique.
De même, pour ce qui est des serpents, on voit dans la figure de Montgaudier que la tête triangulaire est très bien dégagée, et l'on discerne même un méat, avec les organes génitaux, d'où l'hypothèse d'une représentation de la copulation. Un segment anatomique, même succinct, suffit donc à la caractérisation. Avec l'aide de spécialistes en herpétologie, on pourrait même caractériser l'espèce précise de serpent dont il s'agit. Les Magdaléniens (-15 000 à -13 000 ans) ont voulu représenter un serpent ; ils en ont donné, par leur souci figuratif, une représentation particulièrement claire ; les spécialistes pourront l'identifier.

En revanche, pour ce qui est des signes abstraits, prenons l'exemple de la petite plaquette de Malta, en ivoire de mammouth (plaquette perforée, donc destinée à être suspendue, ou portée sur le corps ou sur un vêtement) : d'un côté, des cupules, des formes géométriques très structurées, extrêmement élaborées ; de l'autre, des formes a priori « serpentiformes ». Mais ces lignes « serpentiformes » ne le sont en fait que dans notre imagination, et pourraient être tout aussi bien des vers, ou d'autres formes animales.
Cependant, on a retrouvé à Malta des représentation anthropomorphes (- des femmes, avec des seins sur le thorax), qui sont extrêmement stylisées ; il y a dans l'ensemble de l'activité graphique de Malta, une esthétique qui privilégie la réduction à l'essentiel, la stylisation, la simplicité géométrique des formes.

Et cette stylisation créditerait l'hypothèse figurative de ces lignes « serpentines »?


Cela la rend possible, oui. Mais pas davantage. Cela ne reste qu'une hypothèse. On voit dans cette pièce un parallélisme entre trois lignes ondulées et rapprochées.... Si ces lignes étaient plus éloignées, on ne leur attribuerait qu'une fonction décorative.

L'hypothèse de la figuration pourrait-elle donc « prendre corps » dès lors que l'on échappe à la simple linéarité, et que quelque chose dans l'image renvoie à une corporéité - à du volume, ou à du plan ?


Exactement. L'hypothèse est légitime lorsque la représentation « prend corps », effectivement, lorsqu'émerge une corporéité. Ici, l'on a bien l'impression que trois êtres ( - des serpents?) sont représentés. Dans la nature, bien sûr, nous ne trouverions pas trois serpents évoluant ainsi parallèlement ; c'est le Magdalénien qui opère ici un travail d'invention, de composition.
Dans le cas du bâton percé (vraisemblablement, un instrument de chasse), en revanche, le plus pur réalisme est respecté ; l'acte de copulation représenté est observable dans la nature.
On peut dire que l'art préhistorique oscille, ici, entre la mimêsis la plus stricte d'une réalité biologique préexistante, et une invention très éloignée de la réalité, où l'usage de la notion de figuration est rendu problématique.

Cette anatomie particulière du serpent pourrait-elle induire dans les représentations de l'animal quelque chose de l'ordre d'une « forme pure », ligne ondulée, un simple trait ?


Je ne sais pas si votre question est réellement fondée. A l'évidence, le serpent se prête à une schématisation, un dépouillement extrême. Mais je ne sais pas si l'on peut trouver une représentation qui ait perdu toute épaisseur, toute « corporéité », et qui soit réductible à une « ligne pure ». Je ne crois pas que cela existe. Le serpent se prête à une simplification graphique, mais il n'est pas le seul. L'iconographie paléolithique européenne met en évidence que l' « animal » qui se prête particulièrement bien à la simplification est le poisson. Le poisson, par sa forme ovale, est souvent représenté, précisément, par des formes ovales pures. On peut se demander si beaucoup des formes ovales présentes sur des instruments de chasse ne représentent pas des poissons. Si un oeil est représenté à un des bouts de l'ovale, ou un trait représentant les ouïes, le poisson est clairement identifiable.
Pour ce qui est du serpent, une simple ligne ondulée, en revanche, est considérée par les préhistoriens comme étant une simple ligne, et non une représentation de serpent.

Le serpent n'a donc pas le monopole de la schématisation formelle, de la simplification graphique?

Tout à fait. Trouver la représentation schématisée d'un bison est très rare, car l'anatomie massive de l'animal impose une mimêsis figurative. En revanche, pour des animaux comme les pisciformes, ou les serpentiformes, on remarque effectivement une déstructuration du figuratif, jusqu'à une éventuelle abstraction, géométrisation totales, où s'abolit le figuratif.
Il faut préciser, d'autre part, que le serpent est extrêmement minoritaire dans l'iconographie préhistorique, paléolithique (Altamira, Lascaux, etc.) ou autre. Par exemple, en Australie, l'on trouve une représentation de serpent, mais entourée d'un ensemble iconographique extrêmement important.
La représentation du serpent est véritablement ultra-minoritaire. Breuil, fameux préhistorien, qui travaillait ici [à l'Institut de Paléontologie Humaine] avec Teilhard de Chardin, avait fait en 1927 publier ce qu'il connaissait des représentations de batraciens, de poissons et de reptiles : les serpents y étaient extrêmement minoritaires.
Par conséquent, le corpus des représentations de serpents n'est pas suffisant pour approfondir une question aussi analytique que celle de la schématisation des formes de l'animal. Le serpent ne devait sans doute pas faire partie des « fantasmes » principaux de l'homme de la Préhistoire. 

Pourriez-vous développer la question de l'analogie entre signes plastiques et langage? Existe-t-il un « mot-serpent » dans l'art de la Préhistoire ?

Cette question dépasse la problématique propre à la représentation du serpent et participe de l'interrogation sur la fonction même de ces représentations, de ces images, de cet art préhistorique. Un bison peint ou gravé diffère d'un bison vivant : la représentation de l'animal construit une image mentale du bison, image, comme on l'a vu, extrêmement réaliste ou, au contraire, extrêment modifiée par l'imaginaire. L'analyse comparatiste des représentations paléolithiques (différence de données technostylistiques notamment) dans différentes grottes célèbres révèlent des différences majeures dans les représentations, selon la culture et la période. Périgourdins et Pyrénéens, à la même époque du Magdalénien, dessinaient des bisons d'une façon très distincte. L'animal de référence est pourtant le même pour les différentes tribus ; mais le Pyrénéen dessine des signes claviformes à côté de ses bisons, lorsque le « cousin » du Périgord, lui, dessine au contraire des signes « tectiformes » (en forme de toit) ; et le « cousin » de Santander, lui, dessine de grands signes cloisonnés, quadrangulaires, remplis. Ces styles différents sont rapprochables de « mots » différents, de « langues » différentes destinées pourtant à exprimer la même réalité.
Ces tribus avaient un monde de référence, et possédaient pourtant des signes distincts, des « mots » distincts, un vocabulaire distinct pour l'exprimer. Tout comme les signes linguistiques, ces signes figuratifs forment un système de représentation du monde.

Ce que vous appelez « mots », ce sont donc ces signes, tectiformes, claviformes, etc.., associés à des variations stylistiques, des différences liées aux modalités figuratives elles-mêmes ?

Tout à fait. Toutefois, si certains animaux se prêtent à des élaborations stylistiques très élaborées et très différenciées, le serpent, lui, pauvre bête sans pattes, a toute chance, ou toute malchance, de voir son expression réduite à des formes assez simples et peu différenciées. Le mammouth également, qui présente une forme assez facilement simplifiable.
Le renne en revanche, avec ses ramures, se prête à des représentations extrêmement détaillées, complexes, stylistiquement très riches. Mais la représentation du serpent est plutôt dérisoire sur le plan stylistique.
Bien évidemment, le style est une des données qui constituent l'identité propre d'un groupe de représentations. Le style des bisons de Font-de-Gaume  - anormalement développés, presque des mammouths - est bien différent de celui des bisons des Magdaléniens de Niaux ou de Santander. Le style joue un rôle très important dans la définition identitaire d'un groupe de représentations.

Peut-on parler de récits de serpent, « d'histoires de serpents » dans l'art de la Préhistoire ?

Je ne crois pas qu'on puisse le dire. S'il y a récit, on n'en a pas, au sein des ensembles graphiques, les éléments dramatiques ; les signes sont agencés de façon purement symbolique. On n'a pas de narrativité ; as de récits de serpent, ni non plus de récits de félins, par exemple, attaquant d'autres animaux.
Pour autant, dessiner un serpent n'est peut-être pas le résultat d'une simple inspiration gratuite. Ces serpents ne représentent-ils pas une histoire? Un récit dans lequel les serpents ont un rôle à jouer ? La question est valable aussi pour d'autres animaux, comme les animaux marins.
On peut certes poser la question. Mais l'art préhistorique, tel qu'on peut l'observer, ne nous donne aucun élément de réponse sur ces éventuels éléments narratifs.

Mais vous évoquez, par ailleurs, une spatialisation des signes sur le support. Cette pensée de l'espace et du mouvement ne constitue t-elle pas déjà une forme de combinatoire espace/temps ?

Il y a un discours, oui ; mais pas de récit au sens d'histoire, de relation d'un événement réel ou mythique. Dans la grotte de Fontanet, par exemple, l'on trouve des paires de points placés de part et d'autre d'une crevasse, d'une faille naturelle : ces signes entretiennent un rapport évident avec la paroi ; il y a quelque chose de l'ordre d'une structuration de l'espace, d'un positionnement réfléchi, d'un véritable discours. Pour moi, l'on peut parler de « phrases », et éventuellement, si ensemble de « phrases » il y a, d'un discours. Je suis intimement convaincu que ces signes sont des « mots » qui s'associent, s'organisent selon une syntaxe propre (quelque souple que soit cette syntaxe). Cette présence d'un discours demeure toutefois impossible à démontrer.

Le serpent, par sa simplicité anatomique, par son aptitude à se combiner à n'importe quel autre motif, serait-il à l'origine, dans l'art préhistorique, de « chimères » comparables à celles des Grecs ?

Vous avez certainement raison ; mais comment le démontrer archéologiquement? La forme graphique du serpent, par elle-même, occasionne peut-être effectivement des formes hybrides, qu'on pourrait appeler « chimères ». Mais ce phénomène est strictement impossible à démontrer pour la Préhistoire.

Bruno Barbatti, à propos de l'art traditionnel des tapis berbères au Maroc, signale une alternance de losanges et de chevrons, symboles pour lui premiers, et les rapproche de l'iconographie préhistorique - néolithique voire paléolithique. Que pensez-vous de ce surprenant rapprochement ?

Je ne suis pas du tout d'accord avec ce type de raisonnement, que l'on trouve constamment. C'est une erreur de méthode, née de la confusion entre la réalité et ce que croient observer les chercheurs. Rien ne ressemble davantage à un cercle qu'un autre cercle, si l'on veut caricaturer ; c'est la seule analogie formelle, sans contrôle méthodologique, qui soutient ce type de raisonnement. Par provocation, l'on peut aussi comparer une chaise et une vache, qui sont tous deux des quadrupèdes. Les ressemblances que vous avez évoquées sont liées à une simple identité de répertoires formels élémentaires, et n'indiquent aucune convergence de sens.

Peut-on supposer que ces représentations s'inséraient dans des rituels, voire des formes de religiosité ?

Construction, déconstruction, reconstruction... : l'image, quelle qu'elle soit, ne nous laisse pas dans une situation de neutralité, de gratuité. Mais il est réducteur d'imposer une lecture particulière de l'image. Qu'est-ce que voulaient vraiment signifier les Magdaléniens, en dessinant des bisons ? Les interprétations sont nécessairement des reconstructions. Est-ce qu'il est valable de supposer des phénomènes religieux, ou infra-religieux ? Est-ce que ces images m'y autorisent ? La prudence méthodologique doit-elle complètement régner ? La « Science » m'impose t-elle d'évacuer complètement cette question du signifié et du symbolique, pour ne m'intéresser qu'à la description du signifiant ?... Pour prendre l'exemple de la psychanalyse : le psychanalyste ne peut se refuser, quels que soient les risques d'erreur, à tenter une analyse de son patient.

D'autres animaux que le serpent sont dans la Préhistoire liés à la représentation de la sexualité

Je crois pour ma part qu'une interrogation sur le sens de ces représentations est nécessaire. Il s'agit d'un questionnement de fond sur les origines du symbole, auquel je travaille par ailleurs, en collaboration avec des psychanalystes. Il y a du sens dans ces représentations; il y a même plusieurs sens possibles.

Par exemple, l'on trouve des cas d'hybridation d'hommes et de bisons - des « chimères » précisément. Dans ces représentations, l'insistance sur les sexes, sur la sexuation, la sexualité, est évidente. Des rennes, femelles ou mâles, peuvent également être présents dans ces représentations hybrides, avec leurs organes en état d'excitation. L'on trouve un regard échangé, par exemple, entre un renne-bison femelle et un homme-bison mâle. Ces représentations hybrides de bisons, de rennes et d'hommes questionnent clairement le sexe et la sexualité.

 

On n'a pas les éléments de réponse. Les serpents représentés sur le bâton de Montaoudier sont une représentation clairement décodée de l'acte sexuel, mais je ne crois pas que de manière générale, dans l'iconographie préhistorique, l'on puisse associer au serpent une symbolisation sexuelle.

Encore une fois, le corpus des représentations de serpent est réduit et très éclaté. La sexualisation symbolique du poisson - symbolisme vulvaire de la forme ovale, est davantage patente. Mais je ne crois pas que l'on puisse assigner au serpent ce genre de vocation symbolique.

 

L'abbé Breuil ne suggérait-il pas un symbolisme phallique de la représentation du serpent ?

Je ne pense pas que ce symbolisme phallique existe. Il existe de nombreuses représentations phalliques à la Préhistoire, qui n'ont absolument pas besoin du truchement du symbole et du serpent. On connaît plusieurs phallus sculptés ou gravés, et ce partout dans le monde, - certains extrêmement réalistes, incroyablement riches en détails anatomiques. D'autres phallus ont le gland transformé en tête humaine. La représentation du phallus est donc incroyablement présente ; et pourtant, elle n'est jamais associée au serpent.

                                   

Propos recueillis par Olivier Liron.

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Serpents gravés.
Bâton de commandement ou bâton perçé magdalénien.
Longueur 37,2 cm.
Montgaudier (Charentes)

 
 
Mise à jour le 2 novembre 2008
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