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Anne-Christine Taylor

Ethnologue, Directeur de recherche au CNRS, Anne-Christine Taylor dirige le département de la recherche et de l'enseignement du musée du quai Branly.



Dans le cadre d'une thèse sous la direction de Claude Levi-Strauss, vous avez mené des recherches de terrain au sein des groupes de langue et de culture jivaro, dans la partie équatorienne de l'Amazonie occidentale. Quelle est la place du serpent dans les cultures amazoniennes ?

Anne-Christine Taylor  : Le serpent est très présent dans le monde amazonien, et ce, d'abord physiquement. Très nombreux, les serpents possèdent des tailles, des comportements et des degrés d'innocuité très variés. Certains s'avèrent inoffensifs, d'autres extrêmement dangereux. Dans le groupe où j'ai travaillé, la mortalité par morsure de serpent était de l'ordre de 8 à 10%. Cela donne une indication de la densité de la population ophidienne dans la région. Par conséquent, ce sont des animaux qu'on retrouve fréquemment dans les pratiques et dans les représentations des amérindiens.

Existe t-il des représentations figuratives du serpent ?


En ce qui concerne la période post-colombienne en Amazonie, l'art est extrêmement peu figuratif. Il demeure très stylisé. Il y a un tout petit peu de sculpture sur bois, mais essentiellement des ustensiles. Il existe ainsi des tabourets de chaman à tête de caïman, de serpent, parfois de tortue.
Panier WayanaVous n'avez quasiment jamais de représentation figurative du serpent en tant que tel sous forme d'objets ou de peintures. C'est un art qui est à 90% géométrique, abstrait. Mais cet art est issu des motifs de peintures corporelles. Les motifs géométriques présents sur toute céramique ou sur tout panier s'inspirent de la peinture corporelle ; or celle-ci est souvent associée à dire la peau du serpent. On retrouve le serpent partout, mais il est représenté de façon abstraite et non figurative.
Il y a en Guyane française, notamment chez les Emerillons, les Palikours, ce qu'on appelle  des ciels de case' qui sont des espèces de grands boucliers ronds en bois situés au plafond des carbets (c'est à dire des maisons indiennes). Ils comportent un décor central et autour un motif qui représente un anaconda primordial, mythique, qui est une sorte de pilier du monde, lié à l'origine des espèces.

Quel est le lien entre le serpent et le chamanisme ?

Le serpent est associé à la création des pouvoirs chamaniques, dans la mesure où les boas sont souvent assimilés aux grands maîtres des pouvoirs chamaniques. Beaucoup de chamans passent des alliances, ou disent qu'ils passent des alliances avec des anacondas. Ces serpents sont d'une espèce aquatique. Ce sont les grands chamans des populations qui vivent sous l'eau, et ce sont les détenteurs par excellence des savoirs chamaniques. En passant des alliances avec eux, les chamans acquièrent des esprits qui leur permettent de lutter contre les maladies, par exemple, mais aussi de devenir des chamans d'agression puisque l'un ne va pas sans l'autre.

Arrive t-il alors que le serpent apparaisse sur les masques ?

Il existe des masques figurant des serpents, bien qu'en général les masques amazoniens soient assez peu littéraux dans leur modalité de figuration. Un non-humain, un esprit, est toujours représenté sous une forme plus ou moins anthropomorphe. Le terme « anthropomorphe » signifie justement que l'on est face à une forme  pas vraiment humaine, mais pas animale non plus. A partir du moment où un animal est un esprit, et que l'on veut représenter sa « personnéité », sa « sujéité », on ne le présente plus comme un animal, mais comme une entité dotée d'un corps humain et portant des éléments de sa parure animale.

Quels aspects du serpent sont les plus prégnants pour les Indiens d'Amazonie ?


Trois grands aspects du serpent retiennent leur intérêt. Le premier d'entre eux est la peau, en particulier sa surface visible. Chez les boïdés, parmi lesquels certains sont appelés boas arc-en-ciel, elle est particulièrement intéressante du point de vue visuel car elle combine formes graphiques élaborées et moirures. Dans beaucoup de groupes amazoniens, ces serpents-là sont considérés comme la figuration concrète d'une idée très complexe et abstraite selon laquelle il existe une sorte de matrice universelle à l'origine de toutes les décorations, de tous les motifs graphiques possibles et imaginables, et en un sens de toutes les parures corporelles existantes. Ainsi, la peau des serpents, surtout celle des boas, est une sorte de figuration de l'idée qu'il existe un « stock » dans lequel puisent absolument toutes les espèces pour leur ornementation corporelle.

La peau des serpents est donc une source d'inspiration pour les humains?

En Amazonie, l'ornementation corporelle est une affaire très importante car elle renvoie à la notion de ce qu'est une personne. C'est une des caractéristiques des formes locales d'animisme dans cette région. Les Indiens attribuent de la subjectivité, et même de la « personnéité » à énormément de choses, y compris aux espèces animales, aux esprits, aux végétaux...etc. Tous ces sujets ont une intériorité, une psychologie, des émotions, des processus de pensée absolument identiques à ceux des humains. Quand ils sont entre eux, ils ont donc des comportements sociaux identiques aux nôtres. Simplement, ils possèdent des « habits » différents, et c'est ce qui fait que les espèces ont des apparences diverses. Ces habits, ces apparences - par exemple, le fait que les oiseaux aient une forme d'oiseau, les tapirs, une forme de tapir, etc.- sont liés au point de vue de celui qui les perçoit. Un tapir perçu par un humain est perçu sous une forme animale. D'une certaine façon, l' « habit tapir », c'est la forme sous laquelle, nous, non tapir, voyons les ornementations ou peintures corporelles des tapirs en tant qu'humains. Le tapir est un sujet. Les groupes indiens ont également des formes de peintures corporelles spécifiques à leur tribu - voire à leur sous-tribu, à leur clan, à leur lignée. Celles-ci sont littéralement des habits d'espèce, puisque chaque tribu forme à elle seule le noyau des congénères, donc la définition de l'humanité. Chaque décoration corporelle marqueuse d'identité puise dans la réserve universelle que sont notamment les peaux de boas.

Est-ce exclusivement le cas des tatouages et des peintures ?


Le serpent synthétise ce complexe très élaboré de peinture corporelle ou d'habit qui donne l'identité. Par exemple, la couleur des oiseaux, leur parure corporelle, vient de la même source : l'anaconda. Etre familier de ces peintures corporelles signifie pouvoir se présenter en congénère. Cette capacité est particulièrement valorisée en Amazonie parce qu'elle est la base d'une sorte de « diplomatie cosmologique ».
Dans certains cas, cette idée est figurée ou prolongée dans des artefacts. Je pense, par exemple, à des paniers de portage des groupes Wayana de Guyane et du nord du Brésil. Les Chefs, afin de démontrer leur capacité à occuper cette position, doivent produire un type de panier techniquement difficile à réaliser. Ce sont des hottes de portages tissées de motifs différents de chaque côté. La maîtrise de ce savoir-faire indique que le chef a une connaissance ésotérique des motifs de l'anaconda primordial porteur de toutes les parures corporelles. Selon les Indiens, il existe des motifs aussi bien dedans que dehors. Ainsi, le panier reproduit le corps de cet animal de manière métonymique puisque l'anaconda porte aussi des motifs de manière fractale, à l'intérieur : ses intestins sont une version fractale miniaturisée de lui-même. Par conséquent, être capable de reproduire des motifs en négatif signifie posséder un savoir particulier, et donc une familiarité particulière avec les animaux qui possèdent ces décorations.
Le même principe s'applique aux masques et aux habits : le masque figure l'apparence des non-humains, des esprits. C'est une manière de convoquer ces esprits, de leur dire : « Regardez, on a la même apparence que vous, nous sommes des congénères.  Donc dansez avec nous, revenez chez nous ».

La mue est-également une propriété du serpent. Quelle place occupe-t-elle dans les sociétés amazoniennes?


La mue n'intéresse guère les Indiens pour ce qui est du renouvellement des motifs décoratifs. Complètement transparente et incolore, elle est dénuée de la qualité chromatique et de l'aspect moiré qui fascinent les Indiens. Curieusement, la mue en tant que telle n'est pas non plus un support concret pour l'imaginaire de la transformation corporelle. En fait, on ne quitte pas son corps, on ne change pas à proprement parler d'apparence de corps, simplement on fait du « body-building » avec des propriétés corporelles d'autres espèces  ou de non-humain. La métamorphose corporelle, c'est faire bouger son corps de manière à lui faire acquérir des propriétés supplémentaires dans des contextes à chaque fois différents, puisqu'un guerrier va se « jaguarifier » ou s' « anacondiser ». Pour redevenir un congénère ordinaire de ses familiers, il faut qu'il fasse le cheminement inverse, qu'il se « déjaguarise », se « déserpentise ». On joue beaucoup sur cela par le régime alimentaire. Par exemple, quand quelqu'un revient de la guerre, il est astreint à un régime végétal absolument strict : il faut lui enlever de la bouche le goût de la viande. Prédateur carnivore quand il était guerrier, il doit revenir à une corporalité de congénère grâce un régime approprié.

Le serpent est-il souvent associé au renouvellement du monde ?


Dans les groupes de la frange Tukano-Arawak du nord-ouest amazonien qui ont des rites cycliques de recréation du monde et surtout de transmission et perpétuation des lignages ou des segments de la société, la capacité à muer des serpents est utilisée dans les énoncés rituels comme une métaphore de la capacité du collectif à se renouveler de génération en génération. A chaque nouvelle apparition d'une génération, c'est la même société qui se refait, de la même façon que le serpent se refait une nouvelle peau à chaque fois qu'il mue. C'est donc une métaphore assez puissante de la continuité du corps social à travers la suite de ces générations.

Quel est le deuxième aspect important du serpent ?


Il s'agit du problème du venin. Grand prédateur, le serpent est perçu comme un instrument de maladie et de mort. En Amazonie, toute attaque de serpent est commanditée. Elle est le fait d'un individu capable de s'allier, de s'associer à diverses entités humaines et non humaines pour le diriger contre vous. Sinon, il n'y a aucune raison pour que le serpent soit agressif. Lorsqu'il est convoqué comme allié, il peut même revêtir une fonction guérisseuse mais cette fonction est strictement liée à la relation de congénérité établie avec lui.
Les Indiens ont très peur des morsures de serpent car les morsures elles-mêmes sont des blessures terribles, même celles des serpents dont la toxicologie n'est pas si dangereuse. Les bouches de serpent sont de véritables nids à bactéries, donc, neuf fois sur dix, leurs ponctions assez profondes s'infectent, provoquant des nécroses absolument effroyables.
Par ailleurs les Indiens en ont une peur très grande du venin qui n'est pas une particularité exclusive du serpent. Les fluides corporels de toutes les espèces susceptibles de devenir des sujets sont de même nature que le venin. En ce qui concerne les humains, le fluide équivalent est le sperme. Il se trouve simplement que les serpents en ont une variété, une version particulièrement concentrée et puissante. C'est la raison pour laquelle, dans de nombreuses sociétés de la région amazonienne, lorsque quelqu'un souffre d'une morsure de serpent, on commence par l'isoler à l'écart des maisons d'habitation, dans une petite cahute construite à la hâte. On veille aussi très soigneusement à ce que les gens susceptibles d'avoir eu des rapports sexuels récents et portant sur eux des traces ou l'odeur du sperme ne l'approchent pas, parce que cela décuplerait les effets du venin déjà présent dans le corps de la victime.
Il y a donc une logique, une grammaire des substances assez particulière. On rejoint un domaine que j'ai évoqué précédemment car, quand il s'agit de soigner quelqu'un, très souvent, on couvre la victime de peintures corporelles, qui sont aussi une sorte d'imitation stylisée des motifs d'une peau de serpent. Là encore, l'idée est de faire comprendre à l'esprit serpent qui attaque la personne, que cette victime est un congénère, et pas un non-humain qu'il doit manger. On essaye ainsi de jouer sur la notion de familiarité entre la victime et son prédateur, de manière à ce qu'il suspende son action prédatrice.

Le venin peut avoir la même ambiguïté que le sperme, c'est-à-dire être perçu à la fois comme quelque chose de nocif et de fécondateur ?

Le venin n'est pas une substance fécondatrice, mais renforçatrice. Les Indiens utilisent des toxines d'animaux. Il ne s'agit pas tellement de venin de serpent, mais surtout de celles sécrétées par les dendrobates, dont on tire le curare en mélangeant du strychnos tiré de lianes avec des sécrétions dorsales raclées sur le dos de ces petites grenouilles. C'est l'un des poisons les plus violents connu au monde. Les Indiens l'utilisent parfois dans des traitements destinés à durcir le corps, à le rendre plus résistant et plus fort. Ils se font ainsi de toutes petites égratignures dans lesquelles ils déposent des quantités microscopiques de venin. Cela les rend très malades pendant plusieurs jours, mais s'ils survivent, ils sortent renforcés.
Cela vient de l'idée que le corps doit contenir et absorber des substances violentes, puissantes  - piments, venins, etc. pour se durcir. C'est une sorte de vaccin qui le rend surpuissant. A ma connaissance, cela ne se fait pas avec le serpent, mais le venin-sperme appartient à la même classe de liquides renforçateurs. Le venin de serpent n'a pas de fonction fécondante en Amazonie, en tout cas ce n'est pas une fonction saillante comme elle peut l'être en Asie du Sud-Est par exemple. De fait, les indiens ne fantasment pas particulièrement sur la reproduction des serpents, très rarement évoquée dans leur mythologie.

Il y a une troisième chose qui capture l'attention des Indiens, c'est le fait que les serpents sont toujours solitaires. Il est absolument rarissime de tomber sur un nid de serpent en Amazonie, probablement parce qu'ils sont sous terre. Ainsi, pour les indiens, les serpents sont des animaux qui se présentent seuls. C'est un des attributs propres au grands prédateurs, y compris aux humains. La chasse, de façon générale, est perçue comme un engagement particulier avec le monde, qui suppose d'être seul. Les animaux qui vont seuls, c'est à dire les serpents, les anacondas en particulier, les jaguars, sont considérés à l'échelon supérieur de la prédation. Et inversement, les animaux grégaires ont une « puissance d'être » moins intense. Plus on est puissant, plus on a une volonté prédatrice, plus l'on est seul. Donc la solitude des serpents témoigne de leur ardeur, de l'intensité de leur intentionnalité prédatrice.

Les rites et les artefacts traduisent-ils cette idée ?


On retrouve cette idée dans les énoncés rituels. Il s'agit de ceux dans lesquels les Indiens décrivent les transformations corporelles qui les mènent vers des modalités corporelles proches de celles qu'ils imputent aux animaux.

























Avant de partir à la guerre, par exemple, un guerrier peut dire : « mon corps devient plus intense, je suis comme le boa, j'étrangle mes victimes, mon venin agit sans coup férir ». Ce sont des manières d'induire, à titre transitoire, des états corporels proches de ceux des serpents. L'assimilation au jaguar est également fréquente.
Les peintures corporelles dont les Amérindiens se couvrent avant d'aller à la guerre s'inspirent soit de l'anaconda soit du jaguar, soit des deux mélangés. Les Indiens n'ayant pas une pensée littérale, il n'y a jamais d'imitation directe. Ce sont toujours des versions très stylisées, retravaillées, et souvent, combinées. On prend des motifs inspirés, peut-être lointainement, de telle peau, en mélangeant volontiers plusieurs espèces : des taches qui renvoient au jaguar, des losanges qui évoquent les écailles du serpent, pour composer une corporalité hybride qui partage des propriétés de tous ces êtres surpuissants. C'est une manière d'exprimer et d'induire l'état de corporalité d'un non-humain hyper prédateur, dans lequel on traitera sa victime exactement comme un serpent le ferait.

Quel type de peinture est lié au serpent ?


Ce sont des peintures liées essentiellement à la chasse et à la guerre. Quand on est en position de proie par rapport à un serpent, ou bien on se déguise en serpent, ou bien on fait exactement le contraire, c'est à dire qu'on enlève tout, pour se rendre invisible : le corps nu. Sans peinture, on devient hors-espèce, donc on n'est pas identifiable.

Comment les amérindiens perçoivent-ils la constriction des anacondas ?

Ils en ont très peur. Cependant, les accidents avec les anacondas sont rarissimes. Ce qui arrive le plus souvent avant la constriction, c'est que les anacondas attrapent et entraînent leurs victimes au fond de l'eau et les noient, tout simplement. Ainsi, ils meurent noyés avant de mourir « constrictés » si j'ose dire. La morsure de serpent est beaucoup plus fréquente, et induit des transformations corporelles considérables. Ses effets sont spectaculaires: on enfle, on subit des fièvres violentes, des hémorragies par les yeux et par la bouche. Le sang est liquéfié et les petits vaisseaux éclatent. On se met alors à pleurer du sang.
Les Amérindiens s'intéressent particulièrement à trois grandes caractéristiques des serpents :  les propriétés de leur venin, leurs capacités de prédateur solitaires et les motifs de leur peau comme répertoire universel des ornementations corporelles.

Propos recueillis par Mélodie Doumy et Eloïse Véronési


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Mise à jour le 30 octobre 2008
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