Anne-Christine Taylor : Le serpent est très présent dans le monde amazonien, et ce, d'abord physiquement. Très nombreux, les serpents possèdent des tailles, des comportements et des degrés d'innocuité très variés. Certains s'avèrent inoffensifs, d'autres extrêmement dangereux. Dans le groupe où j'ai travaillé, la mortalité par morsure de serpent était de l'ordre de 8 à 10%. Cela donne une indication de la densité de la population ophidienne dans la région. Par conséquent, ce sont des animaux qu'on retrouve fréquemment dans les pratiques et dans les représentations des amérindiens.
En
ce qui concerne la période post-colombienne en Amazonie, l'art est
extrêmement peu figuratif. Il demeure très stylisé. Il y a un tout petit
peu de sculpture sur bois, mais essentiellement des ustensiles. Il
existe ainsi des tabourets de chaman à tête de caïman, de serpent,
parfois de tortue.
Vous
n'avez quasiment jamais de représentation figurative du serpent en tant
que tel sous forme d'objets ou de peintures. C'est un art qui est à 90%
géométrique, abstrait. Mais cet art est issu des motifs de peintures
corporelles. Les motifs géométriques présents sur toute céramique ou sur
tout panier s'inspirent de la peinture corporelle ; or celle-ci est
souvent associée à dire la peau du serpent. On retrouve le serpent
partout, mais il est représenté de façon abstraite et non figurative.
Il
y a en Guyane française, notamment chez les Emerillons, les Palikours,
ce qu'on appelle des ciels de case' qui sont des espèces de grands
boucliers ronds en bois situés au plafond des carbets (c'est à dire des
maisons indiennes). Ils comportent un décor central et autour un motif
qui représente un anaconda primordial, mythique, qui est une sorte de
pilier du monde, lié à l'origine des espèces.
Le serpent est associé à la création des pouvoirs chamaniques, dans la mesure où les boas sont souvent assimilés aux grands maîtres des pouvoirs chamaniques. Beaucoup de chamans passent des alliances, ou disent qu'ils passent des alliances avec des anacondas. Ces serpents sont d'une espèce aquatique. Ce sont les grands chamans des populations qui vivent sous l'eau, et ce sont les détenteurs par excellence des savoirs chamaniques. En passant des alliances avec eux, les chamans acquièrent des esprits qui leur permettent de lutter contre les maladies, par exemple, mais aussi de devenir des chamans d'agression puisque l'un ne va pas sans l'autre.
Le
serpent synthétise ce complexe très élaboré de peinture corporelle ou
d'habit qui donne l'identité. Par exemple, la couleur des oiseaux, leur
parure corporelle, vient de la même source : l'anaconda. Etre familier
de ces peintures corporelles signifie pouvoir se présenter en congénère.
Cette capacité est particulièrement valorisée en Amazonie parce qu'elle
est la base d'une sorte de « diplomatie cosmologique ».
Dans
certains cas, cette idée est figurée ou prolongée dans des artefacts. Je
pense, par exemple, à des paniers de portage des groupes Wayana de
Guyane et du nord du Brésil. Les Chefs, afin de démontrer leur capacité à
occuper cette position, doivent produire un type de panier
techniquement difficile à réaliser. Ce sont des hottes de portages
tissées de motifs différents de chaque côté. La maîtrise de ce
savoir-faire indique que le chef a une connaissance ésotérique des
motifs de l'anaconda primordial porteur de toutes les parures
corporelles. Selon les Indiens, il existe des motifs aussi bien dedans
que dehors. Ainsi, le panier reproduit le corps de cet animal de manière
métonymique puisque l'anaconda porte aussi des motifs de manière
fractale, à l'intérieur : ses intestins sont une version fractale
miniaturisée de lui-même. Par conséquent, être capable de reproduire des
motifs en négatif signifie posséder un savoir particulier, et donc une
familiarité particulière avec les animaux qui possèdent ces décorations.
Le même principe s'applique aux masques et aux habits : le masque
figure l'apparence des non-humains, des esprits. C'est une manière de
convoquer ces esprits, de leur dire : « Regardez, on a la même apparence
que vous, nous sommes des congénères. Donc dansez avec nous,
revenez chez nous ».
Le venin
n'est pas une substance fécondatrice, mais renforçatrice. Les Indiens
utilisent des toxines d'animaux. Il ne s'agit pas tellement de venin de
serpent, mais surtout de celles sécrétées par les dendrobates, dont on
tire le curare en mélangeant du strychnos tiré de lianes avec des
sécrétions dorsales raclées sur le dos de ces petites grenouilles. C'est
l'un des poisons les plus violents connu au monde. Les Indiens
l'utilisent parfois dans des traitements destinés à durcir le corps, à
le rendre plus résistant et plus fort. Ils se font ainsi de toutes
petites égratignures dans lesquelles ils déposent des quantités
microscopiques de venin. Cela les rend très malades pendant plusieurs
jours, mais s'ils survivent, ils sortent renforcés.
Cela vient de
l'idée que le corps doit contenir et absorber des substances violentes,
puissantes - piments, venins, etc. pour se durcir. C'est une sorte
de vaccin qui le rend surpuissant. A ma connaissance, cela ne se fait
pas avec le serpent, mais le venin-sperme appartient à la même classe de
liquides renforçateurs. Le venin de serpent n'a pas de fonction
fécondante en Amazonie, en tout cas ce n'est pas une fonction saillante
comme elle peut l'être en Asie du Sud-Est par exemple. De fait, les
indiens ne fantasment pas particulièrement sur la reproduction des
serpents, très rarement évoquée dans leur mythologie.
Il y a une troisième chose qui capture l'attention des Indiens, c'est le fait que les serpents sont toujours solitaires. Il est absolument rarissime de tomber sur un nid de serpent en Amazonie, probablement parce qu'ils sont sous terre. Ainsi, pour les indiens, les serpents sont des animaux qui se présentent seuls. C'est un des attributs propres au grands prédateurs, y compris aux humains. La chasse, de façon générale, est perçue comme un engagement particulier avec le monde, qui suppose d'être seul. Les animaux qui vont seuls, c'est à dire les serpents, les anacondas en particulier, les jaguars, sont considérés à l'échelon supérieur de la prédation. Et inversement, les animaux grégaires ont une « puissance d'être » moins intense. Plus on est puissant, plus on a une volonté prédatrice, plus l'on est seul. Donc la solitude des serpents témoigne de leur ardeur, de l'intensité de leur intentionnalité prédatrice.