Cette
œuvre de Cranach l'Ancien, qui compte parmi les trente et une peintures
réalisées par l'artiste sur le thème de la chute d'Adam et Ève, met en
scène une chronologie trouble de l'épisode du péché originel dont le
serpent est le pivot. Il est en effet difficile de savoir si ce tableau
représente le couple originel avant qu'il ait été tenté par le serpent
(Genèse III, 2 à III, 5), ou bien s'il montre ce qu'il advient des
pécheurs après qu'ils ont cédé aux incitations de l'animal rusé, car
l'Adam et Ève de Cranach semblent avoir déjà découvert qu'ils sont nus,
ainsi qu'en témoignent la branche de l'arbre dissimulant le sexe de
l'homme et la posture pudique de la femme (Genèse III, 7 et III, 8).
Le
tableau fait surtout entendre la parole du serpent - « Vos yeux
s'ouvriront / Vous serez comme Dieu », susurre-t-il à l'oreille des
mortels (Genèse, III, 5) - et donne à voir une mue : de la même façon
que l'animal quitte sa vieille peau, Adam et Ève qui « ne sont qu'un »
(Genèse III, 25), deviennent deux, vivant ainsi sous les yeux du
spectateur une expérience proprement reptilienne. Derrière la
représentation canonique et tout à fait légitime des corps nus d'Adam et
Ève, un arrachement sensuel et érotique se joue.
Si l'épiderme
brillant d'Ève éclipse celui d'Adam, inaugurant un (dés)ordre nouveau,
le venin du péché les contamine lentement : l'ombre du serpent sépare le
corps uni, se glissant malicieusement entre les jambes gauches d'Adam
et Ève. Elle apparaît aussi dans la chair même du couple fauteur que
l'animal modèle selon sa ligne : le sinueux profil d'Ève fait d'elle un
serpent tout entier.
Si
Cranach a peint des femmes à queue de serpent, respectant de la sorte
une convention médiévale de la représentation « féminine » de Satan, la
forme en amande de leurs yeux, la légère inclinaison de leurs visages,
et surtout leur localisation dans l'espace du tableau les rapproche l'un
de l'autre, de telle sorte que le serpent tend à devenir miroir de la
femme - ou la femme, miroir du serpent.
Ayant arraché le fruit de
l'arbre de la connaissance dans ce jardin qui rappelle celui des
Hespérides, et où apparaissent un cerf et un lion, symboles des ordres
de la Création, Ève dépose la pomme dans le creux de la main d'Adam, qui
la reçoit plus qu'il ne la saisit. Cette manipulation conjointe et
sacrilège du fruit défendu suggère la dégustation à venir. Le serpent «
coudé » passe alors d'Ève à Adam, pénétrant imperceptiblement le corps
masculin : les mains de l'homme et de la femme s'enroulent autour de la
pomme comme le serpent étreint la branche de son corps ondulé. De la
main droite d'Adam à la main gauche d'Ève, un serpent à quatre bras
enlace les pécheurs.
Avant d'être sur l'arbre, le serpent était en eux.