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Laurent Aubert

Notes sur le culte des nâga au Kerala

Laurent Aubert


Les nâga dans la tradition indienne
En raison de sa richesse sémantique, le monde animal est amplement mis à contribution dans l'iconographie indienne : certains dieux se sont ainsi manifestés sous forme animale, tel Vishnu, dont les trois premières incarnations (avatâram ) sont Matsya le poisson, Kûrma la tortue et Varâha le sanglier ; d'autres ont une apparence mi-humaine, mi-animale, comme Ganapati (Ganesha), le protecteur des foyers, avec sa face d'éléphant, ou Kalkî, le dixième et dernier avatâram de Vishnu, représenté soit comme un homme monté sur un cheval blanc, soit comme un homme à tête de cheval. En d'autre cas encore, l'animal est la monture (vâhanam) de la déité, comme le buffle pour Yama, le paon pour Murukan ou l'oiseau Garuda pour Vishnu ; il peut aussi être son compagnon, comme Hanumân qui, avec l'armée des singes, aida Râma à conquérir Lanka, ou encore faire partie de ses parures, comme les nâga, serpents fabuleux souvent représentés comme des cobras lovés autour du cou ou dressés sur la tête du dieu Shiva ou de la déesse Kâli. Nâgakâli, la « Kâli aux cobras », est par exemple très populaire au Kerala, et de nombreux sanctuaires lui sont dédiés ; elle est notamment une des principales déités invoquées dans un rituel comme le Tirayâttam, la « Danse de la splendeur » (Aubert 2004 : 191-241).
Mais les nâga ne sont pas que de simples comparses : ils sont considérés comme des génies tutélaires, voire comme des dieux à part entière, protecteurs de l'énergie vitale, des trésors et des enceintes sacrées, « gardiens des portes » (dvâra-pâlakan), et en particulier de celles des sanctuaires . En tant que tels, ils font l'objet d'un culte particulier, au Kerala comme dans l'Inde entière. Le « culte des cobras » (nâgârâdhana) est en effet très répandu notamment dans les États du Tamil Nadu et de l'Andhra Pradesh dans le Sud, ainsi qu'au Rajasthan ou encore au Nagaland, en Assam, au Bengale et en Orissa dans le Nord-Est du sous-continent, ainsi qu'en Asie du Sud-Est. Il serait cependant faux de croire que cette dévotion ne procède que de la crainte inspirée par les cobras ; leurs fidèles ont à ce propos toujours à cœur d'expliquer que les nâga ne sont pas des serpents ordinaires (sarppam), et que leur dangerosité n'est qu'un facteur secondaire de la vénération dont ils sont l'objet.
Les nâga sont très fréquemment mentionnés dans la littérature classique, notamment dans le Mahâbhârata et les Pûrana. On les retrouve aussi en d'innombrables contes et légendes vernaculaires, essentiellement véhiculés par la tradition orale. D'une manière générale, ils apparaissent comme des déités chtoniennes ou aquatiques, nées dans le pâtâlam, le plus bas des sept mondes inférieurs. Leurs pouvoirs sont immenses, et s'ils jouent un tel rôle dans l'imaginaire comme dans la vie rituelle des Malayalis, c'est en raison du symbolisme particulièrement riche et complexe attaché à la nature ophidienne.
Les nâga « ont une réputation d'immortalité, soutenue par la régularité de leur mue, qui laisse derrière elle leur vieille peau argentée », souligne Madeleine Biardeau (2002 : I, 184-185). Le grand serpent cosmique à cinq têtes, qui flotte sur l'océan primordial (samudra) et sur lequel repose Vishnu lors de son sommeil cosmique, est ainsi appelé Anantan, « Infini ». On notera cependant que le rejet de l'ancienne peau évoque plus l'idée de renouveau, et donc de cycle, que celle d'immortalité.
« Les serpents, comme d'ailleurs les oiseaux, sont considérés comme deux-fois-nés du fait qu'ils sont ovipares » (ibid. : I, 183, n. 13), ce qui les assimile d'une part aux castes supérieures de la société et, d'autre part, aux initiés, et en particulier aux initiés tantriques, dont l'entrée dans la voie est toujours précédée d'une mort symbolique. On notera à cet égard qu'aucun sacrifice animal n'est offert aux nâga et qu'ils ne consomment en principe que des aliments végétaux .


Le symbolisme des nâga


« Les serpents sont les âmes des ancêtres et les dieux de l'ordre'' (dharmma-dêvan) ; ils représentent des forces cosmiques », me disait Prasanna Kumar, adepte tantrique rencontré au sanctuaire d'Occira . Comme les humains, ils sont marqués par l'ambivalence de leur nature, mi-divine, mi-démoniaque. Dans leur cas, cette dualité se manifeste notamment par leur venin qui, à l'égal d'une drogue, peut être utilisé à des fins soit maléfiques et destructrices, soit bénéfiques et curatives, ce qui nous renvoie à l'image du caducée. « Les nâga sont habités par Agni, l'élément Feu, poursuit-il, c'est pourquoi leur pouvoir destructeur correspond à une purification. » Le « mal de serpent » (sarppa-dôsam) est donc ambigu, il se manifeste comme une énergie (sakti), qu'il appartient à l'initié de savoir manipuler à bon escient. Les serpents sont réputés provoquer divers troubles (mauvais rêves, stérilité...), signale Gilles Tarabout (1986 : 463), pour peu qu'on les ait offensé dans cette vie ou dans une vie antérieure : c'est le sarppa-dôsam mal de serpent'', où maladie'' et faute'' se recouvrent en partie, comme se confondent propitiation et expiation dans les prières récitées à cet égard ».
Dans un autre ordre d'idées, toujours selon Prasanna Kumar, le serpent représenterait aussi le cordon ombilical, par lequel la mère nourrit son enfant. Une fois le cordon tranché, l'enfant reste sous la protection de sa mère jusqu'à ce qu'il rencontre le gourou, qui lui confère l'initiation (upa-nayanam), symbolisée par la remise du cordon brahmanique, lequel remplace le cordon ombilical. Trois données vitales sont transmises par le cordon ombilical (et, en mode spirituel, par l'initiation) : la respiration (svâsam), la nourriture (prasâdam) et la détermination psychique de l'individu (samskâram).
Pour sa part, l'astrologue nâyar Praboth Dev  remarque que « le regard d'un nâga est toujours extrêmement intense et attentif, fixé sur un point. Les serpents n'ont pas de bras et donc pas de karmmam . Une caractéristique importante du culte des nâga est ainsi que les mains n'y jouent aucun rôle. Si vous observez les gens possédés par un nâga, poursuit-il, vous constatez qu'ils se comportent comme des serpents, qu'ils agissent, qu'ils respirent, sifflent et parfois rampent comme des serpents, mais qu'ils ne se servent jamais de leurs bras. Une personne habitée par l'esprit d'un nâga est donc limitée dans son interaction avec les humains par le fait que ses bras sont inutilisables pendant la possession. »
Les cobras ont la particularité d'ingérer de l'air, poursuit-il, ce qui explique que, symboliquement, les nâga passent pour inhaler les influences négatives de ce monde. Lors de la prise de possession (âvêsikya), l'esprit d'un nâga - comme d'ailleurs celui de toute autre déité - pénètre toujours dans le corps d'une personne à travers son souffle (prânan) ; c'est pourquoi lors de possessions intentionnelles et socialisées (âvêsam) comme celles des veliccappâtu , la principale technique de transe  consiste en une modification du rythme respiratoire, qui devient de plus en plus rapide, haletant et saccadé. Cette méthode d'hyperventilation suscite un état de fébrilité extrême, qui permet le surgissement de l'âvêsam, lequel se manifeste de façon très soudaine et toujours violente. « Certaines personnes ne peuvent pas le supporter, commente l'astrologue de Nedumangad ; c'est pourquoi l'initié doit toujours conserver un espace intérieur purifié afin d'être en chaque instant prêt à accueillir l'éventualité d'une telle visite'' ».
« Lors des pûja qui leur sont dédiées, les nâga sont nourris'' par un offrande (prasâdam) de curcuma pour purifier l'âme de l'orant, de sel pour assainir son corps, et de grains de poivre ou de moutarde pour éradiquer les mauvais esprits (bhûtam) », me disait en outre Praboth Dev. Cette remarque est intéressante car elle suggère que les offrandes sont censées agir simultanément sur deux plans : dans « l'autre monde » pour satisfaire les dieux et les inviter à se manifester, et en « ce monde », en le débarrassant de tout ce qui pourrait les indisposer.
Les serpents vivent généralement dans la nature vierge, à proximité des eaux dormantes, ce qui tendrait à expliquer qu'au Kerala, les principaux lieux du culte des nâga sont le « bois sacré » (kâvu : « bosquet », « forêt », « jardin ») et l'étang ou le bassin à ablutions (kulam). Le terme de kâvu peut aussi s'appliquer à un lieu consacré à la Déesse ou au dieu Ayyappan (Tarabout 1986 : 92). Pour l'en distinguer, on appelle le kâvu dédié aux dieux-serpents nâga-kâvu ou sarppa-kâvu. Pratiquement toutes les demeures familiales et la plupart des temples du Kerala comportent un sarppa-kâvu, considéré comme la résidence des nâga. C'est un autel à ciel ouvert, situé un peu à l'écart, à l'intérieur ou en bordure d'un espace à la végétation luxuriante et laissée totalement vierge ; il se trouve toujours au sud-ouest des autres autels et des habitations, en mémoire du kâvu initial instauré par Parasurâma dans le mythe de création du Kerala (Kêralôlpatti), qui sera relaté plus loin. Selon les ressources de la famille, il peut s'agir d'une petite structure de pierre comportant plusieurs statues de nâga, ou d'une simple pierre consacrée, déposée au pied d'un arbre, le plus souvent un pâla (Butea frondosa), variété de mimosa.
En outre, le kâvu symbolise le monde originel, le kulam les eaux primordiales et le pâla l'arbre de vie ; quant aux nâga qui y résident, ils en sont les gardiens . Cette vision est aussi plus ou moins celle du sanscritiste Vedaprakash Narendrabhusan , érudit écologiste et romantique, qui en attribue la conception aux communautés autochtones (âdivâsi) du Kerala, en particulier aux Parayan et aux Pulayan. « Par le kâvu, espace vierge et inviolable dont il est interdit de couper ne serait-ce qu'un brin d'herbe, nous protégeons le sol, et par le kulam, dont l'eau n'est jamais souillée, nous maintenons nos ressources hydrauliques. Quant au pâla, dont la sève est utilisée en teinturerie, son nom indique bien qu'il s'agit d'un arbre protecteur'' (pâlaka). »

 

La genèse du Kerala
Selon le brahmane Subromanyan Nambudhiri, responsable du sanctuaire de Mannarasala, les huit principaux nâga (asta-nâgam) sont effectivement considérés comme les divinités protectrices de la terre et des huit directions. Mais, en bon brahmane s'appuyant sur les Pûrana, il affirme que, répartis en quatre paires, ils correspondent aux quatre varnnam  de la société, eux-mêmes associés aux quatre grands dieux : Brahma, Indra, Vishnu et Shiva, dont chacun en contrôle deux. Les quatre grandes catégories héréditaires de la société procèderaient donc directement des nâga, et ceux qui n'en sont pas issus sont considérés comme impurs (cândâlan).
Le grand sanctuaire de Mannarasala, situé dans le district d'Alappuzha, est appelé Srî Nâgarâjan Ksêtram, et il est effectivement un des principaux centres de la dévotion aux nâga (nâgârâdhana) au Kerala. La raison en est liée à l'importance attribuée à ce lieu dans le Kêralôlpatti (« Genèse du Kerala »), la chronique du roi Parasurâma, dont la rédaction est estimée au IXe siècle après J.-C., au début de l'ère Kollam, mais dont la tradition est probablement plus ancienne. Voici les grandes lignes de ce récit, au demeurant très touffu et chargé de références mythologiques complexes, tel qu'il nous a été narré avec bienveillance par Subromanyan Nambudhiri  :

« Sixième incarnation (avatâram) du dieu Vishnu, Parasurâma [« Râma à la hache »] est né en tant que brahmane, fils du sage (rsi) Jamadagni et de son épouse Renukâ, elle-même fille du roi Prasenajit. Démontrant un talent précoce pour l'art du tir à l'arc, Parasurâma se retira dans l'Himalaya afin d'y développer ce don par les vertus de l'ascèse. Satisfait de sa pénitence, le dieu Shiva fit une première fois appel à lui pour combattre les démons (asura), qui menaçaient une fois de plus les dieux (dêvan). Parasurâma, qui s'appelait alors simplement Râma, vainquit ses ennemis. Pour l'en remercier, Shiva lui octroya ses faveurs et lui offrit une hache (parasu) aux propriétés magiques.
« Le Tretâ Yuga [le deuxième des quatre âges de la cosmologie brahmanique] est l'âge des guerriers ksatriya ; or ceux-ci étaient devenus très puissants et, pour affirmer leur pouvoir, ils ne se privaient pas d'humilier les brahmanes, déchus de la suprématie absolue dont ils jouissaient au cours du Krita Yuga [le premier des quatre âges]. Afin de défendre les droits des brahmanes, Shiva envoya Parasurâma sur terre pour y combattre leurs oppresseurs. À vingt-et-une reprises [pendant vingt-et-une générations, selon une autre variante du mythe], Parasurâma vainquit les rois kshatriya et, lorsque sa victoire fut définitivement acquise, il réinstaura la prééminence des brahmanes sur terre.
« Il fut dès lors maudit par la plupart des dieux car il troublait le cours normal des choses. Cherchant à se défaire de cet anathème, Parasurâma s'en remit à Shiva, qui lui répondit que ce n'est qu'en donnant sa propre terre aux brahmanes qu'il serait libéré de ce mauvais sort. Mais Parasurâma ne possédait aucune terre ! Il se livra dès lors à de nouvelles austérités afin que Varuna, le dieu de la mer, lui en accordât une. En réponse à sa prière, ce dernier lui octroya le pouvoir de faire émerger une terre de l'océan d'un coup de sa hache magique : ce fut la naissance du Kerala. Après cet exploit, Parasurâma fit don de cette terre aux brahmanes ; mais elle recelait un tel pourcentage de sel marin qu'elle était totalement aride et qu'aucune plante n'y poussait. Les brahmanes lui dirent qu'ils ne pouvaient pas travailler la terre, qu'elle était stérile et inculte, et ils s'en allèrent. Parasurâma retourna auprès de Shiva pour lui faire part de ce problème. Shiva lui répondit que seuls les nâga, les dieux-serpents, qui vivent dans le pâtâlam, le monde inférieur situé sous terre, pourraient lui venir en aide et qu'il lui fallait les invoquer à cette fin.
 « Parasurâma se rendit donc à Mannarasala et y entreprit une nouvelle retraite sous un arbre sacré [un figuier banian], afin de solliciter Nâgarâjan. Il le supplia de venir vivre en cette terre avec les siens afin que, par l'effet de leur souffle (prânan), le sol soit dessalé et rendu fertile. Nâgarâjan accepta et occupa le Kerala avec tous les nâga. Progressivement, la terre fut débarrassée de son sel et les plantes commencèrent à pousser en abondance. Les brahmanes purent revenir au Kerala avec Parasurâma et ils y menèrent une vie heureuse.
« Parasurâma enjoignit alors à chaque famille brahmane de payer un tribut aux nâga en installant un autel (kâvu) qui leur serait dédié dans son jardin, à l'angle sud-ouest de la maison, et de leur y vouer un culte particulier . Omniprésent au Kerala, ce culte rendu aux serpents est censé conférer à chaque famille prospérité (aisvaryam) et progéniture heureuse (santâna-bhâgyam).
« En témoignage de reconnaissance, Parasurâma fit lui-même construire le temple de Nâgarâjan à Mannarasala et il en fut le premier dévot. Pour s'assurer des bienfaits de son ascèse (tapas), il attacha l'un de ses disciples avec son épouse au service permanent du sanctuaire. Ceux-ci y vécurent très longtemps, pratiquant des offrandes quotidiennes ; mais les années passaient et, à leur plus grand dam, ils n'avaient toujours pas d'enfants. Un jour, un grand incendie ravagea la forêt avoisinante, et tous les serpents de la région se précipitèrent dans le temple pour y trouver refuge. Les deux dévots les accueillirent sans crainte et invoquèrent la puissance de Nâgarâjan pour qu'il protège Mannarasala du feu, ce qui leur fut accordé. En signe de reconnaissance, ils guérirent les serpents des brûlures qu'ils avaient subies au moyen d'une décoction de poudre de curcuma, de lait et d'eau (nûrum pâlum) . Satisfait de leur dévouement (sankalpam), Nâgarâjan leur apparut en rêve pour leur annoncer qu'il allait s'incarner sous la forme de leur fils. Peu après, la femme donna naissance à deux enfants : un serpent à cinq têtes et un garçon à figure humaine.
« Lorsqu'ils eurent grandi, le premier, qui était l'incarnation de Nâgarâjan, se retira dans une hutte située en pleine forêt. Seule sa mère était autorisée à lui rendre visite. Lors de leurs rencontres, Nâgarâjan lui transmit un enseignement secret, tout en lui expliquant précisément la nature du culte qui devrait désormais être rendu aux nâga et les bénédictions que la population était en droit d'en attendre. Il lui conféra également le titre de Vâsuki-Srî-Devi, ce qui explique pourquoi les femmes jouissent d'une considération particulière dans ce sanctuaire . Puis Nâgarâjan s'enferma définitivement dans sa cabane et disparut à tout jamais de la vue de sa mère, mais sans jamais mourir. Quant au fils humain du couple, il passe pour être l'ancêtre de la famille Nambudhiri responsable de Mannarasala, et en particulier des Mères successives qui, en tant que descendantes directes de Vâsuki-Srî-Dêvi, transmettent sa bénédiction aux dévots. Depuis ce jour, à travers la vision (darsanam) de ces femmes vénérées de tous, Nâgarâjan n'a cessé de bénir les pèlerins venus chercher protection à Mannarasala. »

Selon notre hôte, le souvenir de ce mythe explique notamment que, suite à un pèlerinage à Manarasala, des milliers de couples sans enfants se sont vus attribuer la bénédiction d'une descendance. « Les nâga représentent le pouvoir de la création (srîshtî), précise-t-il, y compris de la procréation résultant de l'accouplement. C'est pourquoi les couples stériles qui vont en pèlerinage à Mannarasala sont généralement exaucés. » Le pouvoir des nâga s'étend aussi aux personnes affectées d'une maladie de la peau, ajoute-t-il, ce qui s'explique symboliquement par le fait que les serpents muent régulièrement.


Un imaginaire fécond


Les nâga sont ainsi omniprésents dans l'imaginaire religieux du Kerala, de même que dans son iconographie, et tout particulièrement celle liée aux rituels spectaculaires faisant appel à la danse, à la musique et au tracé d'images de poudres colorées (kalam-ezhuttu). Cette question a déjà été largement débattues dans une précédente publication (Aubert 2004) ; je me bornerai donc à signaler ici qu'on rencontre des effigies de nâga parmi les attributs et les parures de nombreuses divinités : sur la coiffe de la déesse Bhadrakâli dans le rituel du Mutiyêttu, sur celle de Nâgakâli dans le Tirayâttam, sur celle de Bhairavi dans le Patayani, sur le diadème et parfois la coiffe de plusieurs divinités du Teyyam, ou encore sur le masque des bhutam (« esprit », « fantôme ») dans le Bhûtanum Tirayum.
L'image des nâga apparaît aussi dans de nombreux dessins de poudres réalisés par des spécialistes de castes Kurup, Vannân, Vêlan ou Pulluvan, et tout particulièrement dans les grands kalam réalisés par ces derniers lors du rituel  de possession appelé pâmpin-tullal, « tremblement de serpent » (Aubert 2004 : 346-366 ; Guillebaud 2008 : 201-227). Signalons encore que la vièle nâga-vîna des Pulluvan et le grand hautbois nâgasvaram, joué dans les temples et lors de certaines procession, au Kerala et au Tamilnadu, ont également des noms faisant référence à la figure tutélaire des dieux-serpents.
La signification du rôle des nâga est effectivement complexe, et les explications fournies par l'initié tantrique, l'astrologue visionnaire, l'érudit écologiste ou le brahmane affable paraissent parfois se contredire ; elles sont en tout cas loin d'éclairer complètement le propos, même si elles sont souvent d'une grande pertinence. En outre, si de nombreux Occidentaux ont été troublés par la place des serpents dans la culture de l'Inde - il suffit de penser à la fascination exercée par les charmeurs de serpents -, le culte des nâga, ces génies tutélaires dotés de pouvoirs plus ou moins occultes, demeure un domaine passablement obscur et difficilement pénétrable.


Références

AUBERT Laurent
2004 Les Feux de la Déesse. Rituels villageois du Kerala (Inde du Sud). Collection Anthropologie - Terrains. Lausanne : Éditions Payot.

BIARDEAU Madeleine
2002 Le Mahâbhârata. Un récit fondateur du brahmanisme et son interprétation. 2 volumes. Paris : Seuil.

GAIL Adalbert
1977 Parasurâma, Brahmane und Krieger. Untersuchung über Ursprung und Entwicklung eines Avatâra Visnus und Bhakta Sivas in der indischen Literatur. Wiesbaden : Otto Harrassowitz.

GUILLEBAUD Christine
2008  Le chant des serpents. Musiciens itinérants du Kerala. Paris : CNRS Éditions.

SERVIER Jean, dir.
1998 Dictionnaire critique de l'ésotérisme. Paris : Presses Universitaires de France.

TARABOUT Gilles
1986 Sacrifier et donner à voir en pays Malabar. Les fêtes de temple au Kerala (Inde du Sud) : étude anthropologique. Paris : Ecole française d'Extrême-Orient / Adrien-Maisonneuve.


Laurent AUBERT, docteur en anthropologie, est conservateur au Musée d'ethnographie de Genève et directeur des Ateliers d'ethnomusicologie, un institut dédié à la diffusion des musiques du monde qu'il a fondé en 1983. Parallèlement à des recherches de terrain, notamment en Inde, il travaille aussi sur des questions liées aux pratiques musicales en migration. Secrétaire général des Archives internationales de musique populaire (AIMP), dont il dirige la collection de CDs, il est aussi le fondateur des Cahiers d'ethnomusicologie (anciennement Cahiers de musiques traditionnelles) et l'auteur de nombreux articles et de plusieurs livres, parmi lesquels Planète musicale (1999), La musique de l'autre (2001), Les feux de la déesse (2004), Musiques migrantes (2005) et Mémoire vive (2009).

 

 
 
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